KISS ME DEADLY
KINO-PORNO-PRAVDA, un pornographe à la caméra
Alessandro Mercuri __ 20 février, 2012


IL N’Y A PAS DE RAPPORT SEXUEL
un film de Raphaël Siboni avec HPG
79 min / 2011 / interdit aux - 18 ans
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"Après avoir posé ceci qui a l'avantage de vous frayer ma visée, mon dessein, je repars de ceci qui concerne ce point qui est de l'ordre de cette surprise par où se signale l'effet de rebroussement dont j'ai essayé de définir la jonction de la vérité au savoir et que j'ai énoncé en ces termes qu'il n’y a pas de rapport sexuel chez l'être parlant."
 
Du séminaire XVIII, séminaire oral de 1971 - "D’un discours qui ne serait pas du semblant" -, jeu de passe passe, et passing shot de la syntaxe sur la parole, l'artiste Raphaël Siboni a repris le célèbre aphorisme de Jacques Lacan "Il n’y a pas de rapport sexuel" pour titre de son premier long métrage documentaire. Documentaire car il s'agit d'un montage de documents à l'état brut, préexistants, enregistrés, filmés par une caméra fixée sur trépied à hauteur d'homme. Qui filme quoi ? Raphaël Siboni n'est pas à l'objectif. La caméra HDV est celle de HPG. HDV pour High Definition Video. HPG pour Hervé-Pierre Gustave, à la fois acteur, producteur, réalisateur, opérateur de ses propres films pornographiques, porno, gonzo. L'homme orchestre pornographe a pris pour habitude depuis plusieurs années de documenter ses propres tournages. Tandis qu'HPG filme nu, caméra turgescente à la main et sexe en érection, une deuxième caméra, elle, souveraine et imperturbable couvre en plan large et plongeant l'intégralité des tournages vidéo, photo, de scènes érotiques ou porno, softcore et hardcore, de sexe réel, explicite ou simulé. En de longs plans séquences, une caméra fixe et observe avant, pendant et après la sacro-sainte trinité pornographique : fellation, copulation, éjaculation.
 
Systématiquement, les séquences débutent par une prise de vue d'identité, de visages d'hommes et de femmes montrant à la caméra, face et verso, leur passeport, permis de conduire, cartes d'identité et vitale. Preuve par l'image, ces gros plans ont pour fonction d'établir la majorité et le consentement des actrices et acteurs. Les documents légaux sont floutés et inscrits en bas à gauche du cadre, on peut lire au cours du film une série de quatre chiffres ainsi que les noms des participants : 2785 - Cindy Dollar - Michael Cherrito, 2822 - Stracy Stone - Phil Holliday, 2735 - Ariana Agia - Phil Holliday, 3222 - Darlyne - Marco, 3197 - Dolce Elektra - Marco - Supersex - Storm, 3109 - Leona Fell - Storm - Super Pussy, 3090 - Nymphy - Storm, 3098 - Sexy Black - Storm, 3252 - Pom-Pom Girl - Storm... Tels sont les noms d'artistes ou de scène des hardeurs et hardeuses aux séquences consciencieusement indexées et numérotées.



2785 - Dans une salle de bain, déguisée en infirmière, Cindy Dollar, herself, moue aguicheuse, pose face à la caméra d'HPG, un doigt entre les lèvres. L'angle de la prise de vue du making of, est spatialement décalé par rapport à l'action présentée dans le cadre. Nous voyons de trois-quarts ce que la caméra du pornographe voit de manière frontale. Cindy Dollar ignore le regard de la caméra off pour plonger ses yeux dans l'objectif de la caméra in. Quelque chose d'étrange et d'incongru émane non plus de la scène en tant que telle mais de la composition même de l'image. Point de vue et durée des plans font émerger du visible des détails à première vue insoupçonnés. Ainsi, à l'extrémité de la pièce, découvre-t-on sous une fenêtre, à contre jour, une machine à laver le linge avec fenêtre circulaire transparente, hublot entrouvert. La présence singulière de l'à-côté et du hors champ révélés, les yeux hésitent, en un va-et-vient des pupilles entre la femme sous la lumière et l'électroménager dans l'obscurité. Tout n'est plus que rondeur, hublot, oculus, objectif, orifice optique, regard concupiscent, caméra lascive. Cf. "Histoire de l'œil" de Georges Bataille.




Un éclair de lumière irradie la pénombre de la pièce suivi d'un crépitement de flash et d'obturateur. HPG procède à une séquence photographique de striptease. Lèvres contractées en forme de baiser carnassier, pose caricaturale, minauderie appuyée, grotesque et sensuelle, accompagnent la séance d'effeuillage sous le regard qui déshabille. Les cache-sexe et soutien-gorge de Miss Dollar, d'un rouge intense, rappellent la lingerie d'autres artistes, trapézistes et équilibristes de cirque ou encore le monde du music hall, de la magie et des fêtes foraines, précurseurs du cinématographe.
 
Souvent tournés et projetés dans des maisons closes, les tous premiers films pornographiques sont contemporains des frères Lumière. Maison close, chambre obscure, camera oscura. De la naissance du cinématographe et de la prostitution comme spectacle. Pornographie, du grec pornê – "prostituée" et graphein – "écrire". Photographique ou cinématographique, le porno est l'écriture et donc le langage de la prostitution, révélée par la lumière ou le mouvement.
 
Au royaume du hard, envoûtant ou sordide, illuminant de ces lumières blafardes les mâles phantasmes, HPG est réalisateur de porno gonzo. À l'origine, concept manifeste de la contre-culture, le gonzo est devenu un sous-genre cinématographique de la sous-culture pornographique. Telle une pierre lancée dans le jardin du dogme journalistique, le gonzo est originellement apparu comme une offense lancée à la figure de la bien-pensance éditoriale et de la croyance en la toute puissance de l'objectivité de la presse. Psychédélique, le gonzo journalistique a pour ambition de s'immerger de façon subjectiviste au cœur des ténèbres et de l'action en affirmant l'impossibilité de tout regard omniscient. Le gonzo pornographique, lui, se distingue par son utilisation quasi-exclusive de la caméra dite subjective. L'objectif de la caméra devient une prothèse visuelle grâce à laquelle l'œil du spectateur fait corps avec l'action et les sexes des acteurs. La dite subjectivité de cette caméra ne signifie pas pour autant la subjectivité d'un regard. Car ici l'effet d'immersion est tout autre. Le dérèglement des sens du gonzo psychédélique a laissé place à la vision à la fois hallucinatoire et objectiviste, hygiéniste et volontairement hyperréaliste des corps et du coït.
 
Le film "Il n’y a pas de rapport sexuel" nous montre donc la réalité d'un tournage gonzo à travers une caméra sur pied filmant en continu HPG lui même en train de filmer, une caméra "subjective" à la main. Quelle serait la nature de ce making of ? « Dans le cas des rushes d’HPG, cette matière est d’autant plus ambiguë qu’elle est à la fois une archive personnelle et un produit destiné à une exploitation commerciale sous la forme de "faux direct". » affirme Raphaël Siboni. La forme anglaise du présent progressif "ing" du "making" insiste naturellement sur le devenir, saisissant la chose "en train de se faire", qui se déployant dans la durée, ne cesse de devenir et où le présent continuellement se transforme. Le propre du making of est de révéler l'œuvre en train de se faire, et dans le cas d'un film pornographique de montrer les travailleurs et travailleuses du sexe au travail : actrices et acteurs avant, pendant et après leurs performances sexuelles. 



Si dans le film, quelque chose advient, si littéralement il se passe quelque chose, l'action réside dans le fait de montrer ce que le cinéma de moins en moins ne montre : le travail. Mais après tout ne serait-ce pas le propre de la pornographie que de montrer ce qui doit demeurer caché et de dire ce qui doit être tu. De même que les films noirs de gangsters, mafieux et malfrats exploraient la réalité des échanges économiques et la nature de l'argent dans toute sa violence et cruauté (hold-up, escroquerie, recel, prostitution, commerce de drogues, blanchiment d'argent...), le cinéma pornographique, lui, se donne comme une métaphore du monde du travail et de l'exploitation dans toute sa brutalité et crudité : la vente de sa force de travail, corps et esprit, manuel et sexuel. 



La parabole productiviste et consumériste du porno advient également dans la rhétorique audiovisuelle. Au packshot publicitaire correspond le cumshot pornographique. À la photographie du produit, bouteille de parfum ou pot de yaourt correspond la prise de vue orgasmique et spermophile* Ainsi en a décidé, sous la haute autorité du Premier ministre, la Commission générale de terminologie et de néologie française (Répertoire terminologique publié au Journal Officiel du 22 septembre 2000), qui a défini le packshot comme un "plan visuel permettant l'identification d'un produit". Quant au cumshot, éjaculatoire, version pornographique du moneyshot, acmé de l'excitation rétinienne ou apogée de ce que Linda Williams dans son ouvrage Hard Core: Power, Pleasure and the Frenzy of the Visible, nomme la frénésie du visible, il légitime à lui seul, estampille et authentifie la dimension pornographique du film en question.
 
À travers le dispositif filmique du making of, le spectateur assiste donc à la fabrication du porno. Le redoublement de la vision à l'œuvre dans le film substituerait-il à l'absence de mise en scène une mise en abyme, la révélation d'un hors champs et l'envers d'un décor ? Mais de quel envers s'agirait-il ?


 "Détective" (1985) de Jean-Luc Godard
 
Si la caméra fixe de HPG, Hervé Pierre Gustave, donne à voir le porno, celle de JLG, Jean-Luc Godard, dans le film "Détective" (1985), donne à penser le X. Du haut de l'Hôtel Concorde St Lazare, de nuit, sur un étroit balcon haussmannien, une caméra vidéo JVC, du nom de la Japanese Victor Company, filme la rue. Au bord de la fenêtre, la Princesse des Bahamas, interprétée par Emmanuelle Seigner, 18 ans, une cigarette aux lèvres, volutes de fumée disparaissant dans la nuit, observe le quartier interlope et nocturne de la Gare St Lazare. Écoutons la parler.
 
– Ça filme aussi la nuit toutes ces petites saloperies de caméras japonaises ? Vous avez vu tous ces cinémas... "Véronique nique nique"... "Demoiselles à prendre par derrière"... "Ouvre ton cul salope"... Je me demande pourquoi on dit X pour un film pornographique ?
 
La voix off d'une autre jeune fille, hors champ, lui répond :
– C'est la seule lettre qui peut se lire dans un miroir sans changer de sens.
 
Et la Princesse des Bahamas, de lui répondre :
– Il y "O" aussi, avec l'envers et l'endroit pareil.


"Détective" (1985) de Jean-Luc Godard
 
Dans "Il n’y a pas de rapport sexuel", ce n'est pas tant l'envers d'un hypothétique décor qui à travers la caméra du making of nous serait dévoilé. Certes, parfois de manière ludique et comique, trucs et trucages nous sont révélés. En effet la caméra sur pied, qui surveille en continu et temps réel le tournage, capte en plan large l'intégralité de la scène, couvrant la part d'invisible de ce qui, filmé en gros plan par HPG, caméra à la main, demeurait de façon voulue hors de l'espace et du temps, hors champ ou entre les prises. Mais là n'est pas l'essentiel. Il n'y a pas d'envers, car avec le X, plus connu aujourd'hui sous les initiales multipliées XXX, comme disait la Princesse des Bahamas, l'envers et l'endroit sont pareils. Ce qui distinguerait et définirait la pornographie résiderait justement dans son absence de scène. Point d'envers du décor s'il n'y a point de scène.
 
La pornographie est communément jugée obscène. L'étymologie du terme est on ne peut plus étrange au regard de son sens. Obscène viendrait du latin "obscenus", de mauvais augure. Prophétie de malheur, l'obscénité ne serait-elle que superstition ? La pornographie serait-elle un art divinatoire ? Lirait-on à la surface des visages en extase ou souffrance, dans les organes sexuels des hommes et des femmes, comme dans les entrailles des animaux? Au pluriel, obscena qualifierait les parties viriles et les excréments. Quant à l'élément "ob", préfixe de l'obscène, il définirait ce qui va "à l'encontre" de la scène, comme si l'ob-scène relevait du hors scène. Telle est l'interprétation du dramaturge et metteur en scène italien Carmelo Bene : "...osceno vuol dire appunto, fuori dalla scena, cioè visibilmente invisibile di sé" (obscène signifie justement hors de la scène, c'est à dire visiblement invisible de soi)
 
All the world's a stage,
And all the men and women merely players:
They have their exits and their entrances;
 
Le monde entier est une scène,
Hommes et femmes, tous, n'y sont que des acteurs,
Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties,
 
Mais si comme l'écrivait William Shakespeare dans "Comme il vous plaira" (1599), "le monde entier est une scène", où pourrait-on trouver cet hors scène de l'obscène ? Le hors scène est-il un hors monde, un endroit qui n'existerait nulle part, une introuvable terra incognita, u-topia ? La pornographie serait-elle une utopie du regard ou une aporie de la représentation ?



Le projet cinématographique de Raphaël Siboni, à travers l'utilisation de la caméra du making of relatant les tournages d'HPG, consisterait à présenter à nouveau à notre regard, à re-présenter, non pas à mettre en scène mais à re-mettre sur scène l'action pornographique. Il arrive que des pieds d'éclairage, des projecteurs et parapluie diffuseurs, ou le réalisateur de dos nu, soient dans le champ et en masquent l'action. L'un des aspects le plus troublant de ce dispositif de surveillance réside dans le fait qu’une fois le cadre établi la caméra seule filme sans nulle personne à l'objectif, ni recadrage, comme si nous assistions à une perception automatisée, comme si nous observions ce que la caméra voit, comme si nous étions désormais témoin du porno en soi et non plus du porno pour soi, pour le spectateur-consommateur du genre cinématographique en question. Aussi mécanique, automatique ou machinal, aussi inlassablement répétitif soit-il, ce regard frontal ou décentré n'en paraît paradoxalement que plus naturel, naturaliste ou "criant de vérité". Il arrive parfois au cours du film qu'HPG se saisisse de la caméra du making of et demande à l'une des actrices de filmer la scène, dont elle-même fait partie. La caméra HDV continue alors son enregistrement et l'actrice sans toujours regarder ce qu'elle filme pointe la caméra sans objectif précis. Au hasard, le grain de la peau, excroissances et organes à la surface érogène des corps. La caméra ne filme alors rien. Ou peut-être, au contraire, dans sa vacuité, filme-t-elle le "rien". On pourrait alors se demander quel est véritablement le rôle de l'artiste, en tant que réalisateur ou auteur du film. Raphaël Siboni sert-il de caution artistique à HPG ou le travail du plasticien-vidéaste produit-il réellement une œuvre ? 



Un siècle après les premiers ready-made de Duchamp, le temps ne serait-il pas venu d'élargir la notion cinématographique d'auteur ? S'appropriant les rushs du making of et détournant de leur fonction les plans de la caméra d'HPG, Raphaël Siboni a donc effectué le montage du film, non pas seulement au sens filmique du terme car le documentaire procède avant tout par juxtaposition de blocs de séquences et de plans séquences, mais au sens photographique de l'editing comme choix des scènes à conserver parmi les milliers d'heures d'enregistrement.
 
Souvent, le porno-gonzo opère en temps réel, en une seule et unique prise et en un temps de captation presque équivalent à la durée même du film, qui elle-même est équivalente à la durée du "récit". Une heure de vidéo enregistrée pourrait correspondre à une heure de vidéo montée équivalent à une heure d'action. Dans "Il n’y a pas de rapport sexuel", le temps semble démultiplié ou comme suspendu. Ainsi assiste-t-on à de longues scènes d'attente, avant et après les scènes de sexe, où apparemment rien ne se passe, si ce n'est l'essentiel, le temps, qui lui ne cesse de passer et donne à voir les êtres comme plongés dans un état d'abandon, de repos, de pose sculpturale ou comme flottant à l'extérieur de leur propres corps. Le statut de la caméra comme œil-machine et technologie du regard n'est d'ailleurs pas sans rappeler les préoccupations à l'œuvre dans le travail de Raphaël Siboni telles qu'elles s'expriment à travers ses collaborations avec Fabien Giraud. Avec "The Outland", installation exposée à La Force de l'Art en 2009, le spectateur est confronté à un simulateur, un cube scellé monolithe noir monté sur vérins, animé de violents mouvements. Habituellement conçu tel un simili-véhicule ou espace à expérimenter de l'intérieur, ici la machine n'est plus qu'une simple extériorité, dont le contenu nous demeure inaccessible comme une boite noire fermée sur son propre mystère. Dans la vidéo, "La Vallée Von Uexküll" (2009), en filmant un coucher de soleil à l'aide d'une caméra dénuée de lentille et d'objectif, les deux artistes expérimentent les limites du visible et la transformation de la lumière en image et de la perception rétinienne en perception mentale. 



Avec "Il n’y a pas de rapport sexuel", Raphaël Siboni prolonge sa réflexion sur la perception et érige le porno en sujet d'interrogation sur la nature du cinéma : ses origines, essence et tabou. Le cinéma y recouvre ses origines voyeuses et concupiscentes : voir sans être vu.
 
PHOENIX, ARIZONA
FRIDAY, DECEMBER THE ELEVENTH
TWO FORTY-THREE P.M.
 
L'heure n'indique pas l'instant T du crime ou du meurtre mais celui de la volupté et de la jouissance. Telle est la célèbre scène d'ouverture de "Psychose" (1960) d'Alfred Hitchcock où un regard panoramique embrasse le paysage urbain, zoome sur la ville et où la caméra traverse l'espace en se faufilant sous les stores d'une fenêtre entrouverte. Au bord d'un lit aux draps défaits, aux oreillers alanguis, dans une chambre d'hôtel, un couple s'apprête langoureusement à se rhabiller. La toute puissante turgescence du regard hitchcockien pénétrant l'espace s'exprime aussi à travers son utilisation des travellings frontaux et flottants qui suivent les personnages à la manière d'un corps endormi, allongé et lévitant qui suivrait comme dans un rêve une femme dans la rue.
 
L'essence du cinéma réside aussi dans l'invention du gros plan. Le cinéma porno, lui, substitue à l'art du plan rapproché sur les visages, organes des sens et des émotions, les organes du sexe et de la jouissance : seins, fesses, cuisses vulve, pénis et pelvis.
 
Quant au tabou, il n'est nullement sexuel. « Cette caméra là, tu ne t'en occupes pas, c'est le making of... Moi, je vais te filmer comme ça. Quand moi, tu me regardes, c'est la caméra... parce que quand tu regardes la caméra, c'est comme si tu regardais le mec qui va se branler devant la télé. » explique HPG à l'une de ses actrices. Dans une œuvre de fiction traditionnelle, le regard caméra est insoutenable et tabou car il réveille le spectateur du monde de la fiction. Quand les compagnons de Persée, l'espace d'un seul instant, croisèrent leur regard dans celui de Méduse, ils furent immédiatement saisis, pétrifiés, littéralement transformés en statue de pierre. Quand au cours d'un film, un personnage, figurant ou silhouette, croise son regard avec celui de la caméra, le spectateur en reste médusé car soudainement, comme par enchantement du réel, le personnage sort du cadre de la fiction pour redevenir ce qu'il est en réalité : un acteur, c'est à dire une personne qui prétend, simule, fait semblant et dont on ne peut savoir si elle joue pour de vrai ou pour de faux. Le spectateur, par essence voyeur, regarde sur l'écran dans l'obscurité de la salle de cinéma des personnages qui, illuminés par les feux du projecteur, ne peuvent le voir, quand tout à coup, pareil au film des Frères Lumière, "L'Arroseur arrosé" (1895), le voyeur est vu. À nouveau, répondant par anticipation à HPG, JLG révèle l'illusion de la fiction et le tabou du regard caméra. Conduisant une voiture volée, le personnage interprété par Jean-Paul Belmondo, dans "A bout de souffle" (1960), se tourne vers la caméra et, prenant à témoin le spectateur, s'exclame « Si vous n'aimez pas la mer... Si vous n'aimez pas la montagne... Si vous n'aimez pas la ville : allez vous faire foutre ! »



Si dans le cinéma de fiction, le regard caméra est un interdit, dans le cinéma porno, il est un principe narratif où le règne du visible est total et coextensif non plus au réel mais à la dimension hyperréaliste de la perception qu'il en propose. Les dichotomies illusion/réalité, simulation/vérité, cinéma-vérité/cinéma fausseté, fiction/documentaire, au sein du porno n'ont plus lieu d'être. La destinée pornographique située au delà du bien et du mal, du vrai et du faux, est la mise en image sans cesse renouvelée d'une pure excitation, obsession rétinienne et visuelle. Raphaël Siboni a, dit-il, pour projet de réaliser un film pornographique en UHD. L'UHD ou Ultra Haute Définition est un format de vidéo numérique pour l'instant expérimental d'une taille seize fois supérieure à la vidéo haute définition HDV. La pornographie UHD équivaut à plus de 33 millions de porno pixels. "L’image est tellement définie qu’elle provoque des vomissements chez le spectateur." affirme l'auteur de "Il n’y a pas de rapport sexuel".



L'aphorisme lacanien "Il n’y a pas de rapport sexuel" signifiait l'absence de rapport ou de relation qui se cache derrière cette expression. Les yeux dans les yeux, en osmose, l'un sur l'autre, l'un sous l'autre, l'un dans l'autre est une image, une représentation imaginaire et le "rapport sexuel" une métaphore. Il n'y aurait pas de rapport mais seulement un acte et une solitude dans la jouissance. On pourrait affirmer que le film "Il n’y a pas de rapport sexuel" exprimerait le propos de Lacan de manière quasi littérale voire tautologique. Mais ce serait oublier l'inquiétante et comique étrangeté même du film qui plonge le spectateur dans la vision et l'observation du caractère unique, inattendu, imprévisible et irréductible des êtres de chair et de labeur sexuel. Malgré la nudité et l'intimité des corps révélés, hardeurs et hardeuses demeurent à nos yeux inconnus, inaccessibles, insaisissables. Rien d'eux ne nous sera révélé. Le spectateur est amené à voir leurs ébats malgré lui, comme la caméra vidéo du making of filme malgré elle. Vidéo en latin signifie "je vois". "Voir, c'est lorsque l'on a oublié le nom de ce que l'on regarde" écrivit Paul Valéry. 

* Le terme de spermophile n'a bien entendu rien à voir avec ce qu'il semble désigner. Le spermophile, également connu sous le nom de souslik est en réalité un écureuil qui comme tous les rongeurs de sa famille, aime les graines ; du grec sperma – "graine" et philein – "aimer". 


Alessandro Mercuri
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