SNOOPY
Les aventures de Jesús Maria Veronica à Holyhood
Alessandro Mercuri __ 29 novembre, 2011

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Hiver 1531, Florence, Italie
Michel Ange termine une série d'études préparatoires. Les premières ébauches sont des dessins réalisés sur papier. Leur format : environ 35 cm de longueur sur 30 de largeur. L'œuvre finale sera une fresque vaticane d'un format de 17 mètres de haut sur 13 de large. Changement d'échelle et de perspective pour entendre résonner les trompettes du Jugement Dernier.
 
Hiver 1531, Mexico, Mexique
Au sommet du Mont Tepeyac, la Vierge Marie "éblouissante de lumière" et blanche comme neige, apparait à un indien aztèque. Les conquistadors espagnols ont converti le berger en 1525. Son nom : Juan Diego Cuauhtlatoatzin. La Vierge lui demande de construire une église à l'endroit de leur rencontre. De retour en ville, Juan Diego s'en va conter ce qu'il a vu et entendu à l'évêque franciscain de Mexico, Juan de Zumárraga. Le prélat, premier évêque de Nouvelle Espagne, demeure incrédule. Juan Diego, la nuit venue, abattu, relève la tête et regarde les étoiles. Un nuage de poussière astrale rayonne au firmament. On dirait la Voie lactée. "Un croyant incrédule, est-ce vraiment possible ?" se demande le berger au sujet de l'évêque. On dirait La Voie lactée, non pas celle au ciel, mais le film de Luis Buñuel. Avec Alain Cuny ou Fernando Rey dans le rôle de Juan de Zumárraga. Ecclésiastique modéré, éclairé et humaniste, Juan de Zumárraga a préalablement exercé au royaume de Castille, une fonction de juge dans l'inquisition espagnole. Lors des procès en sorcellerie, on raconte qu'il fut l'un des rares à considérer les possédées comme étant sous l'emprise d'hallucinations plutôt que sous la domination du démon. Sceptique, l'évêque demande à Juan Diego, le présumé témoin, de lui apporter une preuve miraculeuse de la mystérieuse apparition, de cette image apparaissante du divin parmi les vivants. Et quelle peut être la preuve d'une image si ce n'est une autre représentation comme l'indique l'expression de "preuve par l'image" ?
 
Juan Diego s'en retourne sur les hauteurs et un demi-millénaire plus tard, en 2002, celui qui a vu, est canonisé par le Pape Jean-Paul II. Le berger aztèque serait-il devenu Saint Juan Diego Cuauhtlatoatzin pour n'avoir été que le simple témoin d'une apparition ? Voir est une chose, peindre en est une autre. Mais comme par enchantement, l'apparition mariale mexicaine relie en elle ces deux moments : la vision et la représentation. Marie demande au nouveau croyant d'aller cueillir des roses. Oh doux miracle hivernal des fleurs enneigées. L'indien s'en va révéler à l'évêque son trésor de pétales, de sépales, de stigmates et de pistils. En ouvrant son manteau, les fleurs virginales glissent le long de la tunique et dévoilent, imprimée à même le tissu, une icône de la Vierge. Le lendemain matin, une première pierre est posée. La construction de la Basilique Notre-Dame de Guadalupe, débute dès 1531 sur les lieux dits de l'apparition. Le temple est achevé en 1709. En 1921, à côté de l'autel, un ange exterminateur veille. Un activiste anticlérical cache une bombe dans un vase rempli de roses. La bombe explose. La Basilique est en partie détruite mais l'image sainte demeure immaculée. Dans la nouvelle Basilique, reconstruite en 1974, plus de 20 millions de pèlerins se recueillent chaque année devant l'icône miraculée et miraculeuse, sans doute la plus populaire et célèbre représentation religieuse ou image pieuse.


Juan Diego - Merry Christmas Series - Catholic Extension card
 

Notre-Dame de Guadalupe - Basilique Notre-Dame de Guadalupe
photo de Hernán García Crespo
 
De quelle nature est cette image ? Picturale, hyperréaliste, photo réaliste, photosensible ou tout simplement divine ? Si la technique mixte (pigments divins et de rose sur tilma de lin ?) demeure inconnue, une chose est sûre, il ne s'agit pas d'une image peinte de main d'homme, mais d'une représentation sans médiation aucune, une manifestation de l'Esprit. L'image est alors dite acheiropoïète, étymologiquement, non faite de main d'homme.
En 2009, au cours d'une visite officielle au Mexique, la secrétaire d'État du président Barack Obama, Hillary Clinton, se rend dans la nouvelle Basilique Notre-Dame de Guadalupe. Hillary est reçue par Monseigneur Diego Monroy. Elle dépose au nom du peuple américain, un bouquet de fleurs blanches au pied de la Vierge. Extrait de leur entretien rapporté par le CNA, Catholic News Agency :
 
— Who painted it?
demande l'ex-First Lady,
les yeux exorbités plongés
dans le regard de Our Lady of Guadalupe.
 
— God!
lui répond le vicaire épiscopal.
 
Through the night with a light from above,
From the mountains, to the prairies,
To the oceans, white with foam,
God bless America (...)
poursuit Beyoncé
de sa voix sensuelle et sucrée.
 
Une œuvre sur toile anonyme du XVIIIe siècle représente Dieu peignant la Vierge de Guadalupe sur une toile de lin suspendue dans les nuages, maintenue dans les airs par un ange et des chérubins. Assis, Dieu le Père tient de sa main droite un pinceau et de sa main gauche une palette de peintre. Détail exquis : remplaçant les traditionnelles tâches de peinture multicolores à la surface de la palette, on découvre un aplat de roses. L'imagerie populaire religieuse et les images pieuses sont parfois si profondément naïves et si poétiquement  profondes. Certaines insistent sur la dimension iconique de la merveilleuse rencontre. La Vierge Marie y apparait aux yeux de Juan Diego telle qu'elle est révélée par les roses. L'apparition immatérielle dans les airs et l'apparition imprimée matérielle sur le tissu coïncident esthétiquement. Elles sont toutes deux visuellement et picturalement identiques. Mais quelle est la nature de ce qu'a vu Juan Diego? A-t-il vu la Vierge en tant qu'être de chair ou l'essence, l'image spirituelle de son apparition ? L'apparition de la Vierge ne serait-elle pas déjà en soi une image ?
 

 Dieu peignant la Vierge de Guadalupe (XVIIIe siècle) - anonyme


 
 Au sommet du Mont Tepeyac, ce n’est pas la Vierge personnifiée en un corps charnel qui se donne à voir, mais la Madone comme image incarnée insaisissable et ineffable. Ni un corps charnel ni une image désincarnée. Ce qui par miracle est apparu, par enchantement disparait. Dans l'Évangile selon l'Apparition, nous pourrions remplacer le verbe par l'image et dire : Au commencement était l'image... À ceux qui croient en son nom... L'image fut chair. L'image s'incarne en un corps spirituel. Un corps glorieux de couleur et de lumière en un ovale de flammes divines et dorées. Un corps imaginal. Une image sacrée et vibrante parmi les improbables et magiques roses, fleurissantes et hivernales. Comme en une étrange trinité, se pose une relation d'équivalence iconographique entre la perception, l'apparition et la représentation. La Vierge est identique à son apparition qui, elle-même, égale en tous point son image picturale. Non pas trois images mais une triple image qui se donne à voir en une même et unique représentation : une icône. L'esthétique de l'icône opère une distinction entre le fond et la forme, entre l'arrière-plan de l'image aux feuilles d'or et la représentation de la figure religieuse. La représentation iconique sursignifie le statut de l'image en insistant sur la dimension "imaginale" de l'image, c'est à dire la révélation d'une image comme détachée de tout support, hors de toute référence spatiale, flottant dans un halo d'or et de lumière.

L'identité entre les trois moments de la vision conduit également à démultiplier l'image. L'original acheiropoïète, se trouve dans la Basilique Notre-Dame de Guadalupe. Mais les innombrables copies, reproduites à la main, ou reprographiées en de multiples formats, abondent tel un rosier en fleurs en de nombreuses églises. Comment distinguer les roses entre elles ? Original ou copie, toutes les représentations guadalupéennes sont l'objet d'une même vénération. Car l'original est déjà l'image d'une image, l'image d'une apparition. La représentation acheiropoïète est l'apparition imprimée de la Vierge Marie. Elle en est la copie conforme. L'original est une copie. COPY HOLY RIGHT. Les autres copies multiplient à l'infini ce qui à l'origine est déjà en soi multiplié par deux, sous la forme d'une image d'une image.


Notre Dame de Guadalupe, 1893 - Armoiries du Mexique, 1743 -
gravure italienne, 1732

Éveillés, les yeux ouverts ou clignant des paupières, tout ce que nous voyons, n'est que représentation. Une image s'imprime au fond de l’œil, sur la rétine tapissée de capteurs photosensibles. À l’allégorie de la caverne de Platon, trop souvent caricaturée comme antre de l’ignorance, lieu des illusions et des apparences trompeuses, on pourrait opposer la métaphore de la camera oscura, celle de la chambre noire de l’œil, lieu obscur, moite et aqueux de toutes les manifestations visuelles. Si tout ce que nous voyons est par définition image, l’apparition de la Vierge se donne alors comme un archétype de la représentation. Sa “pureté” ne réside pas seulement dans sa dimension sacrée. L’apparition est une “pure image”  qui n’a d’autre réalité que celle d’être une image. L’apparition redouble l’image. Elle se projette sur la rétine tout comme elle se projette miraculeusement sans support autre que ses propres photons-pigments au contact de l’air. L'apparition n'a comme seul écran que l'éther. Fictionnelle, de bonne foi mensongère, frauduleuse, hallucinatoire, induite, réelle ou miraculeuse, l’apparition mariale est un signal électro-chimiquement sacré.
 
Sur Terre, les chrétiens prient la Sainte Vierge. En Italie, les croyants prient la Madone. La Vierge à l'enfant ou Madone, n'est pas une réalité scripturale mais une représentation iconographique picturale ou sculpturale. Au pays de Giotto di Bondone et Pier Paolo Pasolini, le terme de Madone est indistinctement utilisé pour dire la Mère de l'Enfant et pour signifier sa représentation. Peut-on séparer la Vierge de son enfant, de son image ? Peut-on distinguer Marie comme Mère de Dieu et comme réalité représentationnelle ? Doit-on parler d'apparition mariale dans son acception théologique ou bien d'apparition "madonale" au sens italo-esthétique du terme?
 
Comme le révèle l'icône située dans la Basilique Notre-Dame de Guadalupe, la représentation de la Vierge est une icône peinte sur lin et non une empreinte simili-photographique tel le Suaire de Turin ou encore le visage du Christ apparu sur le voile de Sainte Véronique. Bien que peinte avec des pigments et non avec des photons, l'image est considérée par certains croyants comme une véritable photographie.
 
D'après le site officiel de "Our Lady of Guadalupe - Patroness of the Americas" (www.sancta.org), en 1929, un dénommé Alfonso Marcue, photographe officiel de la Basilique, fait une bien étrange découverte. Alors qu'il est en train de développer un agrandissement photographique du visage de l'icône, il remarque des reflets dans les yeux de la mère de Dieu. À la surface de la cornée sacrée apparait le reflet d'un homme barbu. Le site religieux décrit l'illumination : "Au départ il n’en croit pas ses yeux. Comment cela se peut-il être ? Un homme barbu reflété à l’intérieur de l’œil de la Vierge ? Après divers examens de plusieurs de ses photographies en blanc et noir (sic ndlr) il n’a plus de doute et décide d’en informer les autorités de la Basilique. Il lui est demandé, à cette époque, de garder le silence complet sur sa découverte, et c’est ce qu’il fait." Les analyses se succèdent au cours du XXe siècle. Les preuves optiques et ophtalmologistes s'accumulent et il n'y a plus de doute possible. Quel peut être ce reflet si n'est le visage du regardeur dans les yeux de la regardée ? Le reflet dans l'œil divin ne peut être que l'image inversée d'un seul homme, celui qui, un matin d'hiver 1531, au sommet du Mont Tepeyac recouvert de pétales de rosée glacée, fut le témoin de l'apparition. Est-ce une illusion ? Un message optique subliminal ? Un cas de paréidolie, où l'œil se trompe en voyant surgir une fausse (para) apparence (eidos) ? L'œil de la Vierge serait-il comme un nuage bourgeonnant dans le ciel, prêtant à la divination d'un bestiaire de formes imaginaires ?
 
Si le reflet dans l'œil peut prêter à sourire ou paraitre presque "risible", il n'en constitue pas moins un moment perceptif essentiel de l'apparition. Ainsi Leonard de Vinci écrit dans son Traité de la peinture : «Je n’aurai garde d’oublier d’inclure parmi ces préceptes une nouvelle invention spéculative qui bien qu’elle semble une petite chose et presque risible se révèle néanmoins propre à conduire l’esprit à diverses inventions. Elle consiste à regarder des murs maculés de taches ... Si tu les considères attentivement, tu y trouveras des idées réellement merveilleuses. L’esprit du peintre est excité à de nouvelles inventions, compositions de batailles d’animaux ou d’hommes, diverses compositions de paysage et de choses monstrueuses telles que diables et autres choses semblables qui pourraient te faire honneur, car dans les choses confuses l’esprit trouve matière à de nouvelles inventions (...) Il en advient ainsi avec les murs et les pierres multicolores comme avec le son des cloches, dans la sonnerie desquelles tu trouveras tout nom et vocable que tu imagineras.»
 
Pour saisir la portée du reflet de Juan Diego Cuauhtlatoatzin dans l'œil de la Vierge, pour mieux appréhender l'osmose perceptuelle entre le théologique et l'esthétique, il convient de suspendre notre jugement car comme nous le rappelle Léonard : "dans les choses confuses l’esprit trouve matière à de nouvelles inventions". Première des douze apparitions officiellement reconnues par l’Église, Notre-Dame de Guadalupe est d’après d'improbables analyses photochimiques, la seule et unique manifestation divine qui unit en une double apparition le regard et son image, le voyant et sa vision, le regardant et la regardée. Sur le Mont Tepeyac ce fut comme une apparition… réciproque. L'illumination religieuse, l'amour chrétien du fidèle pour Marie rappelle une autre éducation sentimentale, flaubertienne, celle de Frédéric pour Marie Arnoux.
 
Ce fut comme une apparition :
Elle était (…) toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
 
La Vierge apparut à l’aztèque et l’aztèque à la Vierge. La Madone apparut aux yeux de Juan Diego et Juan Diego dans l’œil de la Madone. Veni, vidi me Vírgine. La Vierge m’est apparue. Je suis apparu à la Madone. Sono apparso alla Madonna écrivit Carmelo Bene. La réciprocité entre Juan, "l'œil qui voit" et Marie, "la vision perçue", dit la circularité du regard. Au reflet de "l'homme barbu" à la surface de l'œil de la Madone correspond la présence de l'image de la Vierge à la surface du manteau du croyant. Notons que la réciprocité perceptuelle entre le regardeur et le regardé est aussi à l’origine du cinématographe. La machine cinématographique des Frères Lumière a été originellement conçue pour fonctionner comme une caméra mais aussi comme un appareil de projection, permettant de capturer à la fois la lumière et d’en projeter une image. Cette présence du regardeur dans les yeux de la personne regardée rappelle un autre motif obsessionnel, un autre phantasme pictural : la présence réelle ou imaginaire du peintre dans sa peinture.

1434 : "Le portrait dit des Époux Arnolfini", peinture sur bois de l’artiste flamand Jan Van Eyck. La date et le nom du peintre ne sont pas inscrits à la surface de l’œuvre peinte mais à l’intérieur de la peinture, au fond d’une chambre à coucher où sont représentés en pied, le mari et sa femme. La signature figure au fond de la pièce sur le mur situé derrière les époux. Johannes de Eyck fuit hic 1434. (Jean van Eyck était ici, 1434). Au-dessous de la signature, se trouve le fameux miroir sphérique convexe orné sur ses bords de dix médaillons de style byzantin représentant le récit de la Passion du Christ. À la surface du miroir, on peut voir les deux époux réfléchis de dos et devant eux, à l’autre extrémité de la pièce, dans l’embrasure d’une porte, on distingue la silhouette d'un ou plusieurs individus. Qui sont-ils ? Le peintre en train de peindre les époux ou des témoins du jeune couple ? Picturalement parlant, nous pourrions être situés entre le couple et les témoins de la scène. Mais physiquement, nous ne sommes nulle part. Et bien entendu le miroir dans la peinture, ne reflète pas l'image du spectateur de l'œuvre dans le tableau. Car l'homme ne se reflète pas plus dans les tableaux que les vampires dans les miroirs. Dans l'ouvrage Secret knowledge, Rediscovering the Lost Techniques of the Old Masters, David Hockney enquête sur le rôle joué par la camera oscura dans la création non seulement de la perspective géométrique mais aussi de la fabrication d'effets visuels et la manipulation de la perception. Au-delà d'une simple mise en abîme, grâce à l'effet d'hyper-réalité du miroir, Van Eyck substitue à la notion classique d'illusion d'optique celle plus trouble d'illusion de l'esprit.
 

"Le portrait dit des Époux Arnolfini" (1434) - Jan Van Eyck -
huile sur panneau - 82 x 60 cm (National Gallery of London)


"Le portrait dit des Époux Arnolfini" - détail
 
Un siècle plus tard en 1531, une miraculeuse camera oscura permet enfin au regardeur de se projeter à l’intérieur de l’image. Juan Diego retrouve son reflet à la surface de l’œil de la Madone : À la manière de Van Eyck, on pourrait dire que : Juan Diego Cuauhtlatoatzin fuit hic, 1531. Comme le dit le proverbe anglais et le prophète Marcel Duchamp : "Beauty lies in the eye of the beholder - Ce sont les regardeurs qui font les tableaux."  Juan Diego, témoin et réceptacle de l’apparition, est l’auteur malgré lui de la vision imprimée sur son manteau. Contemporain de Michel-Ange (1475-1564), Juan Diego (1474-1548) serait en quelque sorte le découvreur ou l’inventeur de la Vierge de Guadalupe ; inventeur non pas au sens d’une supercherie, mais bien au contraire au sens légal, juridique et archéologique. Ainsi nomme-t-on "inventeur", celui qui découvre une grotte préhistorique et pose en premier son regard sur une peinture rupestre qui pendant des millénaires est demeurée cachée, secrète et invisible dans l'obscurité. Les plus incrédules, les enfants chéris de l'esprit critique, rétorqueront que la représentation de la Vierge de Guadalupe n'est ni une empreinte corporelle, ni une image photographique mais une représentation picturale. L'apparition révélée de la Vierge ne serait-elle pas avant tout une métaphore de la représentation ? La négation du miracle, l’incrédulité radicale confortée par le grand nombre de supercheries n’a donc guère de sens car l’apparition religieuse est une réalité imaginale fondamentalement poétique, acheiropoétique. Au cours d'une visite de la rétrospective de Bill Viola au Los Angeles County Museum of Art en 1998, Peter Sellars demanda à l'artiste vidéo si : « Une fois le musée fermé, les lumières éteintes, les machines débranchées, les vidéo projecteurs et les écrans de télévision éteints, les installations vidéo continuent-elles pour autant d’exister ? ». On pourrait poursuivre le questionnement de la sorte : « L'arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l'entend tomber ? » ou encore « Marie qui apparait au sommet du Mont Tepeyac est-elle visible si personne ne la voit ? » Il ne fait aucun doute que l'arbre chute mais Marie, elle, ne saurait apparaitre sans témoin de son apparition.
 
Le propre d’une apparition mariale est d’apparaître aux yeux d’un regardeur. Une apparition sans regardeur est-elle possible ? Si Actéon n’avait surpris Diane nue, entourée de nymphes en train de baigner son corps virginal dans les eaux limpides de la forêt, cela signifierait-il pour autant que l’événement bien que fictionnel ou mythologique n’ait pas eu lieu ? Si Diane ne l'avait vu, il n'aurait pas été transformé en cerf. Mais si Actéon n'avait pas été témoin de la scène, Diane ne s'en saurait pas moins baignée. L'apparition de la Vierge, elle, au contraire, est un phénomène visuel qui n'a aucune réalité en soi, en dehors de la personne qui en est témoin. Bien que transcendantale, l'apparition divine n'est pas une chose en soi, objective et indépendante de toute expérience possible. Ce qu'a vu Juan, dans sa subjectivité, n'est pas un noumène, mais une chose pour soi, pour soi-même, un phénomène.
 
La représentation ne peut être sans apparaître. Il est de l'essence de la représentation d'apparaitre. Sainte Véronique essuie de son voile la sueur du visage du Christ. En séchant, la sueur se fait suaire. Le voile couvert de cristaux de sel tel le papier photographique couvert de grains d'argent laisse apparaitre l'image du visage du Christ. Le voile de Véronique est une légende populaire chrétienne à fort pouvoir iconographique. Ce motif tautologiquement pictural, cette représentation de la représentation (elle-même re-présentation) fait office de profession de foi pour un peintre. Memling en Flandre, Pontormo à Florence et El Greco à Tolède ont représenté la scène. Cette allégorie de la représentation est à rapprocher de l'étymologie populaire de Véronique comme étant la contraction de la vérité et de l'image : vera et icon.
 

"Sainte Véronique avec le suaire" (1470) - Hans Memling -
 huile sur bois - 32 x 24cm (National Gallery of Art, Washington, D.C.)


"Sainte Véronique avec le suaire" (1515) - Pontormo - fresque
(Santa Maria Novella, Florence)
 
http://www.parislike.com/ckfinder/userfiles/images/ParisLike___Holyhood___Sainte_Veronique_Greco_small.jpg
"Sainte Véronique avec le suaire" (1579) - El Greco -
huile sur toile - 71 x 54cm (Musée de Santa Cruz, Tolède)

Le Suaire de Turin poursuit la métaphore photographique. Apparu dès le XIVème siècle, le Saint Suaire n'a cessé d'être vénéré. Mais il a fallu attendre la naissance de la photographie pour que la dimension miraculeuse de l'empreinte du visage du Christ s'exprime pleinement. Le 28 mai 1898, le photographe amateur Secondo Pia, dans une chapelle de la cathédrale de Turin, tel Neil Armstrong dans la Mer de la Tranquillité, réalise un petit pas pour l'homme mais un bond de géant pour la chrétienté. À 21h30, dans l'obscurité de l'Église, le photographe immortalise à la lumière artificielle le visage de l'éternel. Il s'agit à proprement parler d'une des toutes premières photographies dites de studio, car réalisée à l'aide d'un éclairage électrique. Minuit sonne. Il est l'heure de développer les plaques photographiques. L'impensable est sur le point de se révéler. Coïncidence italienne, Secondo Pia est bien heureux et bien nommé. Son nom est l'image inversée de Pio Secondo, en français, Pie II, 210e Pape depuis l'apôtre, premier évêque de Rome, Saint Pierre. Commentant la révélation photographique, Paul Claudel écrit qu'elle est "(d')une importance si grande que je ne puis la comparer qu'à une seconde résurrection (...) Et voilà qu'après les siècles écoulés l'image oblitérée reparaît tout à coup sous le tissu avec une véracité épouvantable, avec l'authenticité non plus seulement d'un document irréfragable, mais d'un fait actuel. L'intervalle des dix-neuf siècles est anéanti d'un seul coup, le passé est transféré dans l'immédiat. (...) Plus qu'une image, c'est une présence! Plus qu'une présence, c'est une photographie, quelque chose d'imprimé et d'inaltérable. Et plus qu'une photographie, c'est un négatif, c'est-à-dire une activité cachée (un peu comme la Sainte Écriture elle-même, prendrai-je la liberté de suggérer) et capable sous l'objectif de réaliser en positif une évidence! Tout à coup, en 1898, (...) nous sommes en possession de la photographie du Christ! Comme cela!"
 
Comme cela, ébahi, Secondo Pia découvre sur le négatif de la plaque photographique l'image positive du Christ, restée invisible aux yeux de l'homme mais révélée par la grâce des photons et de leur graphie. Comme pour mieux contredire la thèse de Walter Benjamin, la reproductibilité technique de la photographie loin d'entrainer une perte d'aura, confère à l'objet une nouvelle splendeur sacrée.
 

"Positif et négatif de la photographie du Suaire de Turin" (1898)
Secondo Pia
 
Dans son discours de visite pastorale à Turin en mai 2010, Benoît XVI offre une méditation sur la Vénération du Saint Suaire. Selon le Pape bavaro-romain, l'image n'a pu être peinte avec des pigments. "Le Saint-Suaire est une Icône écrite avec le sang" affirme-t-il.  "On peut dire que le Saint-Suaire est l'Icône de ce mystère, l'Icône du Samedi Saint. (...) Et toutefois, la mort du Fils de Dieu, de Jésus de Nazareth a un aspect opposé, totalement positif, source de réconfort et d'espérance. Et cela me fait penser au fait que le Saint-Suaire se présente comme un document "photographique", doté d'un "positif" et d'un "négatif". Et en effet, c'est précisément le cas :  le mystère le plus obscur de la foi est dans le même temps le signe le plus lumineux d'une espérance qui ne connaît pas de limite." Le Saint Suaire est une métaphore incarnée qui unit des réalités contraires. Le plus obscur est à la fois le plus invisible et le plus lumineux. Dans la solitude, le recueillement éclot et en ce jour du Samedi Saint, "un grand silence enveloppe la terre" et "Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde." écrit Marcel Proust à l'ombre des jeunes filles en fleur. Sous l'amoncellement des roses repose l'image de la bien-aimée ou de la Vierge Marie.
 
En ce 12 décembre 1531, l'extraordinaire puissance iconographique de l'apparition de la Vierge mexicaine devance de quelques années le "Décret sur l'invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images", du 3 décembre 1563. Rédigé lors de la 25e session du Concile de Trente, le texte est considéré comme l'acte politique fondateur de la naissance du baroque. La papauté y décide de combattre la révolution luthérienne non plus seulement par les armes et les discours, mais aussi par les images. L'Église choisit de "spectaculariser" la parole de Dieu. « De plus, on doit avoir et garder, surtout dans les églises, les images du Christ, de la Vierge Marie Mère de Dieu et des autres saints, et leur rendre l'honneur et la vénération qui leur sont dus. Non pas parce que l'on croit qu'il y a en elles quelque divinité ou quelque vertu justifiant leur culte, ou parce qu'on doit leur demander quelque chose ou mettre sa confiance dans des images, comme le faisaient autrefois les païens qui plaçaient leur espérance dans des idoles (Ps 135,15-17), mais parce que l'honneur qui leur est rendu renvoie aux modèles originaux que ces images représentent. Aussi, à travers les images que nous baisons, devant lesquelles nous nous découvrons et nous prosternons, c'est le Christ que nous adorons et les saints, dont elles portent la ressemblance, que nous vénérons. C'est ce qui a été défini par les décrets des conciles, spécialement du deuxième concile de Nicée, contre les adversaires des images. »
 
Bien avant les Manifestes du Parti communiste (1848), du dadaïsme (1916) ou du surréalisme (1924), on peut considérer le texte vaticanais comme le premier manifeste de l'histoire politico-esthétique de l'art "moderne". Par moderne, on entend ici l'époque moderne qui débute par la conquête des Amériques, dont l'empire aztèque de Juan Diego Cuauhtlatoatzin. Est ainsi reformulée une nouvelle doctrine critique des images qui tient compte du délit iconolâtre. L'Église décide de promouvoir les images et leur utilité comme instrument d'enseignement et de conversion tout en écartant toute suspicion d'idolâtrie. Les idoles ne sont pas seulement païennes. Ce sont aussi des fantômes, des coquilles vides où loger les superstitions. La référence Ps 135,15-17, du décret du Concile renvoie aux sources "acheiropoietiques" de l'image transcendantale, ces images miraculeuses non faites de main d'homme, telle l'impression sur lin de l'image picturale de la Vierge de Guadalupe.
 
Les idoles des païens, or et argent,
une œuvre de main d'homme !
elles ont une bouche et ne parlent pas,
elles ont des yeux et ne voient pas.
Elles ont des oreilles et n'entendent pas,
pas le moindre souffle en leur bouche.
 
Si les idoles païennes sont, avec point d'exclamation, une œuvre de main d'homme, les icônes chrétiennes, elles, seront d'une autre nature. "L'honneur qui leur est rendu renvoie aux modèles originaux que ces images représentent." La question du modèle est posée. Le peintre et critique d'art Giorgio Vasari y répondra à sa manière dans l'une de ses dernières œuvres : la fresque "Saint Luc peignant la Vierge" (1565). On découvre la Vierge à l'enfant posant comme modèle, débout dans un nuage d'éther et de chérubins. Saint Luc assis sur un tabouret de pierre est un train de peindre la scène. Nous voyons double ; deux fois la Vierge, à la fois en peinture et "en vrai" posant sur nuage. L'œuvre de St Luc présente sur chevalet, une Vierge à l'enfant peinte sur bois, vue de trois quart en contre plongée tandis que nous spectateurs, voyons la Vierge sur fresque, de Vasari, l'autre Madone de profil. La perspective quasiment frontale des nuages renforçant l'aspect bidimensionnel de la scène donne l'impression d'observer une image flottant en l'air, une apparition. St Luc est-il en train de peindre la Vierge ou bien une apparition de la Vierge ? Sous le nuage de la Madone se trouve une fiole, une boite en bois rectangulaire ouverte contenant des pinceaux, et posée contre, la palette du peintre. L'apparition maniériste et nuageuse semble sortir de cette boite à ustensiles tel un djinn d'une lampe merveilleuse. Comme dans l'œuvre anonyme du XVIIIe siècle évoquée précédemment, "Dieu peignant la Vierge de Guadalupe", on peut voir dans la fresque de Vasari, "Saint Luc peignant la Vierge", le Saint peintre tenir de la main droite un pinceau et sur sa main gauche une palette maintenue en équilibre par son pouce glissé dans l'orifice de l'outil. Il y a donc deux palettes de peintre dans la fresque, tout comme il y a deux peintres dans la scène, l'un visible et présent à l'intérieur de l'image, Saint Luc, et l'autre invisible, démiurge, absent de la représentation fictionnelle, Vasari. Comme à la naissance du Christ, le bœuf est présent, couché derrière Saint Luc. L'animal de la nativité renforce ici la dimension allégorique de l'œuvre. De quelle allégorie s'agit-il ? L'allégorie religieuse s'éclipse au profit d'une allégorie picturale, une allégorie de l'artifice qui "renvoie aux modèles originaux que ces images représentent".
 

"Saint Luc peignant la Vierge" - Giorgio Vasari (1565) - fresque
détail
 

"Saint Luc peignant la Vierge" - Giorgio Vasari (1565) - fresque
(Basilica della Santissima Annunziata, Florence)
 
Une fois sa mission remplie à Holyhood, l'agent Jésus Maria Veronica est rappelé au Vatican. Étymologiquement, Vatican, sous sa forme Vaticinium, Vātēs ou Vātis renverrait à la divination et à la voyance. Le Vatican est source d'extraordinaires traits d'Esprit. En français : "Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église," (Matthieu, 16-18). En anglais, le Saint Siège est "Holy See". La concordance de l'œil et du sacré est fortuite. Ici, encore, il est nécessaire de faire dire aux mots le contraire de ce qu'ils pensent. Pierre et pierre ne sont pierres qu'en français. Santa Pietra en italien ou Saint Stone en anglais ne sont que des produits de notre imagination. Le terme "see" vient du latin "sedes", "seat" en anglais : le trône épiscopal.
 
"Sainte Véronique avec le suaire" (1630) - Francesco Mochi
(Basilique de Saint Pierre, Rome)
 
À Saint-Pierre de Rome, il est une sculpture de la Sainte Image Vraie, la Vera Icon, Sainte Véronique. Œuvre baroque de Francesco Mochi (1630), le visage du Christ y est ciselé dans le marbre plissé du voile. Comme figés par le regard de la Méduse, image, tissu, ondoiement et chair sont devenus pierre. Les plis et replis de la matière sont à l'histoire de l'art ce que le sens du simulacre grotesque et sublime est à la fiction baroque. Il nous rappelle à la manière de Shakespeare et Calderón que le monde entier est un théâtre et la vie un songe.
 
All the world's a stage
La vida es sueño


Fixer du regard les 4 points noirs situés au milieu de l'image pendant environ 15 secondes. Fermer les yeux, relever légèrement la tête en gardant les yeux fermés et dans le noir des paupières...

Alessandro Mercuri
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