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"Devant les portes de la grotte fleurissent de féconds pavots et d’innombrables plantes du suc desquelles la Nuit retire la torpeur qu’elle répand…"
— Ovide,
Les Métamorphoses, l’an 1
"
Je ne suis pas un magicien, je suis un mentaliste"
—
The Great Buck Howard, Sean McGinly, 2008
Né sous le crayon, la plume, l’encre et l’eau forte, un torrent de magie apparait en 1934 sous le nom de Mandrake le Magicien. Le personnage porte un costume classique et chic de magicien de music hall avec cape, baguette, fine moustache et chapeau haut de forme. Émanation de l’âme de l’écrivain, metteur en scène, producteur et auteur de bandes dessinées Lee Falk, Mandrake le Magicien est publié dans la presse quotidienne sous la forme de
comic strips par le
King Feature Syndicate, syndicat de distribution, propriété exclusive du mogul, magnat des médias : William Randolph Hearst.
Mandrake le Magicien © King Features Syndicate - Courtesy King Features Syndicate
Hearst le milliardaire habite le
Hearst Castle, un château bâti au sommet de
La Cuesta Encantada, la Montagne Enchantée, sur la côte californienne au bord de l’océan pacifique. On dirait l’Atlantide engloutie, retrouvée dans les nuages. Hearst a fait construire une ville fantôme, un palais magique avec temple romain, église baroque ibérique, miradors de diamants, thermes de Caracalla au style rococo. Dans l’un des nombreux jardins, un tigre blanc hume une plante précieuse dans une serre de cristal.
Du haut de son château, allongé au bord de la piscine de Neptune, Hearst découvre halluciné les aventures de Mandrake. Le magicien a pour origine une plante. Mandrake est Mandrake, en anglais, nom générique donnée à la mandragore. Plante solanacée riche en alcaloïde, les fleurs, les fruits, les feuilles et les branches de la mandragore ont des propriétés hautement hallucinogènes. Une légende raconte que la mandragore ne pousse qu’à l’endroit où la semence d’un pendu s’est répandue au sol. Quoi qu’il en soit Mandrake, lui, est né en 1934 et combat le mal grâce à ses pouvoirs hypnotiques.
Mandragore in
Dioscurides De Materia Medica (VIIème siècle)
Mais deux ans plus tard, Hearst se lance dans une guerre féroce contre la marijuana rendant la drogue illégale dès 1937 via la Marihuana Tax Act. En réalité, la campagne de Hearst contre la toxicomanie n’est nullement motivée par un enjeu de santé publique et morale. Elle ne vise qu’indirectement à interdire la consommation de drogue. Son véritable objet est de réduire à néant la culture de chanvre, menace économique de poids dans l’industrie de fabrication de la pâte à papier. En effet, l’empire médiatique de Hearst se double d’un empire forestier et industriel papetier. Le livre puise ses racines dans les arbres. L’essence de la Bible réside dans le papier. La Bible provient du Grec Byblos, ville phénicienne, principale source d’importation grecque de papyrus, la plante et le papier. La Bible est libanaise. Au bord de la mer Méditerranée, la ville du papyrus s’appelle aujourd’hui Jbeil au Liban.
Alors que Mandrake sillonne le monde, les contrées les plus exotiques, les jungles les plus lointaines, en compagnie de son fidèle ami Lothar, Prince des 7 Nations, confédération de tribus africaines, un certain Leon Mandrake, lui, se produit sur les plus grandes scènes américaines de music hall et ce depuis 1922 soit plus de dix ans avant la naissance du personnage de Mandrake.
Prestidigitateur, illusionniste, mentaliste, manipulateur, ventriloque et parfois cracheur de feu Leon Mandrake, le vrai Mandrake, en chair et en os, ressemble à s’y méprendre au Mandrake de fiction, d’encre et de papier. A moins qu’il ne faille dire le contraire. Il existe donc deux Mandrake(s), vivants dans deux dimensions : le réel et l’imaginaire, la magie, la vraie, surnaturelle aussi incroyable soit-elle et la prestidigitation, le spectacle.
Leon Mandrake (1942) Collection Lon Mandrake - Courtesy Lon Mandrake
La magie est à l’origine de la grande illusion fictionnelle et spectaculaire du XX
ème siècle : le cinéma. 1904, projection cinématographique du film
Les cartes vivantes, de Georges Méliès. Méliès est ce réalisateur des origines dont Jean-Luc Godard a pu dire qu’il réalisait des documentaires au contraire des frères Lumière qui eux mettaient en scène des fictions . Vérité de l’illusion. Fiction de la réalité. Précédent ses inventions cinématographiques, Méliès, créateur de l’Académie de Prestidigitation, est aussi reconnu comme un maitre illusioniste, interprétant ses numéros sur la scène du Théâtre Robert Houdin, du nom du fameux magicien, maître en “grandes illusions” : mythe vivant de la magie au XIX
ème siècle. Pour Méliès, le cinéma est le prolongement de la magie par d’autres moyens.
Dans son film
Les cartes vivantes, sur une scène de théâtre, un magicien fait surgir d’une carte à jouer
Judith la Dame de Cœur. Pareil à un décollement de rétine, où la membrane photosensible se sépare du globe oculaire, l’image gravée sur la carte, une rose à la main, se décolle de son support. L’image de la Reine se fait chair. Georges Méliès, le premier transforme l’escamotage, le tour de passe-passe, le truc en trucage et la performance du magicien en fiction cinématographique.
Les cartes vivantes - Georges Méliès (1904)
En 1939, les studios
Columbia Pictures produisent une série B de films à petit budget :
Mandrake le Magicien. La version cinématographique semble faire la synthèse des deux personnages. Ici, le super héros aux pouvoirs occultes utilise la magie surnaturelle pour vaincre le mal mais aussi la prestidigitation pour se produire sur scène. L’acteur Warren Hull y incarne un Mandrake à la fois magicien-sorcier doté de super-pouvoirs et comme Leon Mandrake un artiste de music-hall. L’ambivalence du personnage, la magique ambiguïté n’est pas le moindre de ses charmes.
Mais un an plus tôt, déjà, en 1938, alors que sa réputation ne cesse de grandir, Mandrake le personnage de bande dessinée se rend à Hollywood.Dans l’épisode intitulé
Mandrake in Hollywood, le dandy à moustache est invité à Los Angeles par de grands producteurs cinématographiques afin d’interpréter son propre rôle dans une série de films narrant ses incroyables aventures. Mandrake sera-t-il capable d’incarner pour de faux Mandrake face à la caméra ? Le magicien tourne un premier bout d’essai avec une blonde starlette, jeune actrice au nom de Marylin Dawn. Le metteur en scène s’apprête à diriger Mandrake dans son premier rôle et lui donne des indications de tournage :
- VOUS ÊTES DONC FOLLEMENT AMOUREUX DE LA FILLE, CE SONT VOS RETROUVAILLES APRÈS DE LONGS MOIS D’ABSENCE, VOUS ENTREZ DANS LA PIÈCE ET VOUS L’EMBRASSEZ AVEC PASSION.
Silence sur le plateau. Plan rapproché sur les deux amants enlacés sous la lumière des projecteurs et à l’ombre du microphone argenté, chromé, enregistrant le bruissement des lèvres. La prestation du magicien est loin de convaincre le réalisateur qui hurle :
- NON, NON, NON, PAS COMME ÇA, METTEZ Y UN PEU DE CONVICTION, DE SENTIMENT, DE PASSION. EMBRASSEZ LÀ POUR DE VRAI… VOUS BRÛLEZ DE DÉSIR POUR ELLE, JE VEUX VOIR QUELQUE CHOSE DE TORRIDE… LES FEUX DE L’AMOUR !
Mandrake in Hollyhood (1938) © King Features Syndicate - Courtesy King Features Syndicate
La scène reprend quand soudain autour de l’étreinte des deux amants Marylin et Mandrake, tout s’enflamme et s’embrase. Stupéfait, le réalisateur regarde le couple enlacé à travers un écran rougeoyant et blanchâtre de flammes et de fumée. Les effets spéciaux sont à l’image de la métaphore. La fougue du baiser est littéralement incandescente. Le réalisateur en redemande et souhaite immortaliser un nouveau tour de magie.
Le réalisateur :
- MAINTENANT MANDRAKE JE VEUX QUE VOUS FASSIEZ L’UN DE VOS TOURS POUR LA CAMÉRA.
Mandrake :
- J’AI BIEN PEUR DE NE POUVOIR DUPER LA CAMÉRA CAR VOYEZ-VOUS MA MAGIE EST PRINCIPALEMENT BASÉE SUR L’HYPNOSE.
Le réalisateur :
- MAIS POURTANT, JE VOUS AI VU TRANSFORMER UNE SOURIS EN UN ÉLÉPHANT ET… VOUS VOULEZ DIRE QUE TOUT CELA N’EST QU’ILLUSION ET QUE VOUS NE FAITES EN RÉALITÉ QU’HYPNOTISER LES SPECTATEURS…
et la bulle continuant à la case inférieure gauche :
Admirable idiome que ce
make believe qui unit la puissance du faire
(make) à l’action de croire
(believe) comme pour suggérer la grandeur de l’illusion en toute chose :
… ET VOUS MANDRAKE, VOUS NE LEUR FERIEZ DONC CROIRE
QUE CE QUE VOUDRIEZ BIEN LEUR FAIRE VOIR ?
Le
make believe est à la magie ce que le
make love est au sexe. Croyance et sentiment s’y incarnent, s’épanouissent et se réalisent dans le
faire. Si la croyance est
belief, la magie, elle, est
make belief, la croyance en acte, en devenir. Mais l’esprit de censure, pudibonde et conceptuelle veille. Car le
make belief opère en eaux troubles dans un espace spectaculaire et trompeur, emprunt de mensonge, d’illusion, où l’on dissimule et simule à merveille. Les frontières sont décidemment bien floues entre l’escamoteur, l’imposteur, le manipulateur, l’illusionniste, le prestidigitateur, le magicien et le charlatan. L’imaginaire y devient réel, l’impossible possible et la prestidigitation magie. On “écarquille les yeux”, on “n’en croit pas ses oreilles”. Mais pourrait-il seulement y avoir
make belief, s’il n’y avait pas avant tout cette irrépressible
volonté de croire, désir secret d’être dupé, désir intime d’être transporté, possédé, ravi, par la magie ? Féérique lévitation de l’esprit en apesanteur dans l’imaginaire
Leon Mandrake sur scène - Collection Lon Mandrake - Courtesy Lon Mandrake
Grâce au spectacle de magie, le spectateur replonge dans les eaux primitives de la pensée archaïque, pré-logique, non discursive, pensée dite
magique. Avant qu’il n’apparaisse, défiant les lois de la logique, le lapin peut-être à la fois dans le chapeau et ailleurs, dans les profondeurs du feutre noir et en un autre endroit, au pays des merveilles ou entre les doigts agiles,
prestes doigts du
presti-digitateur. Il en va du lapin magique de l’illusioniste comme du chat quantique de Schrödinger qui peut-être à la fois mort et vivant sans être toutefois mort vivant. La magie opère comme dans un rêve où une vision peut signifier une chose et son contraire. Ancestrale magie comme dans les langues archaïques, tel l’Egyptien où un hiéroglyphe comme le mot
lumière sert aussi bien à désigner la lumière que l'obscurité.
[1]
La magie réactualise la performance alchimique de la transmutation des êtres : foulard multicolores en colombe blanche, souris blanche en éléphant rose, ou encore toute transformation d’un objet physique en une image mentale, hallucinatoire. MAGiE = iMAGE. Une seule lettre intervertie et le tour est joué et le rideau et la musique s’élèvent :
That old black magic has me in its spell
That old black magic that you weave so well
Those icy fingers up and down my spine
The same old witchcraft when your eyes meet mine [2]
Pareil à un spectacle sensuel et voyeur,
peep show ou
strip tease, le tour de magie est ce moment d’intense séduction contemplative. Et plus il se prolonge, plus improbable en devient le spectacle, et l’incroyable crédible. Effeuillage d’un mystère sans fin, rêve éveillé, sous le charme de la magie, le spectateur est envoûté, hypnotisé, sidéré, médusé, magnétisé, “mesmerisé”.
Mandrake
- L’HYPNOSE DE MASSE, L’HALLUCINATION COLLECTIVE INDUITE EST CHOSE ANCIENNE. LES MAGES INDIENS LA PRATIQUE DÉJÀ DEPUIS DES SIÈCLES DÉJÀ, MAIS ON NE PEUT HYPNOTISER UNE CAMÉRA.
Mandrake in America (1937) © King Features Syndicate - Courtesy King Features Syndicate
Résumons le propos mandrakien. Avec Mandrake, point besoin de truc, de trucage ou d’effet spécial, de doubles fonds et de miroirs sans teint car son art, sa magie, se basent sur l’hypnose. Pour transformer une souris en éléphant, nul besoin de souris ni d’éléphant. Que l’action se déroule dans un studio de tournage hollywoodien ou au plus profond d’une mystérieuse et impénétrable jungle africaine, indienne ou sud américaine, quand Mandrake performe, quand Mandrake mandrakise, pour de faux ou pour de vrai, pour l’
entertainment ou pour préserver la civilisation de dangereux psychopathes, scientifiques ou gourous pratiquant eux-mêmes avec succès la magie noire, que Mandrake agisse comme acteur de film ou comme sauveur de l’humanité, Mandrake toujours hypnotise. Seule la caméra résiste.
“On ne peut hypnotiser une caméra”, dit-il
.
The Octopus Ring (1940) © King Features Syndicate - Courtesy King Features Syndicate
L’objectif ne saurait voir l’illusion car ce que Mandrake nous fait voir c’est du “cinéma à l’envers”. Là où la caméra enregistre le réel pour projeter du phantasme, Mandrake lui projette dans l’esprit des spectateurs une hallucination qui ne saurait être enregistrée. L’intense visibilité de l’hallucination demeure invisible pour la caméra. Une fois la pellicule du film développée et la scène de bout d’essai projetée en salle, l’incroyable se produit : rien ne se passe. Nulle magie, ni flamme, ni éléphant, ni souris. La pellicule ne saurait montrer ce que les spectateurs ont cru voir. Par une étrange inversion, la spectaculaire magie, l’hypnotique image est en réalité invisible.
Leon Mandrake - Collection Lon Mandrake - Courtesy Lon Mandrake
Mandrake le magicien hypnotiseur de fiction tout comme Leon Mandrake-prestidigitateur, le vrai magicien, tous deux nous font croire en faisant semblant :
make-believe. La déception sera donc grande et la carrière cinématographique du magicien de fiction
in Hollywood bien courte. Mais déjà Mandrake est reparti pour de nouvelles aventures.
L’idylle entre le magicien et l’actrice de fiction Marylin Dawn n’est plus qu’un vague souvenir et quelques mois plus tard en cette même année 1937, alors que le Sénat américain vote le projet de loi du Bureau Fédéral des Narcotiques, la
Marihuana Tax Act, Mandrake le magicien de
comic strips, lui, se marie avec la Princesse Narda. La Princesse est originaire du royaume de Cocagne. Autant dire imaginaire. Narda n’existe pas. Narda est elle aussi un personnage de fiction.
Princesse Narda et ses colombes - Collection Lon Mandrake - Courtesy Lon Mandrake
Mais, par le plus étrange des mystères, Narda est également le prénom de la première épouse de Leon Mandrake, le vrai magicien. Dans la fiction, la cérémonie de mariage a lieu à
Xanadu, demeure high tech où aime se ressourcer Mandrake, le personnage de bande dessinée. Xanadu est une résidence futuriste ultra-design, supra-sophistiquée, hyper-sécurisée aux grilles en fer forgé et persiennes en acier, automatisée, vidéo-surveillée, tapissée de gadgets électroniques, bunkérisée. Comme l’écrivait l’auteur de
2001 l’Odyssée de l’Espace, Arthur C. Clarke :
Toute technologie suffisamment avancée n’est-elle pas indiscernable de la magie ? La paranoïa guette-t-elle le personnage de bande dessinée ? Le magicien aux pouvoirs hypnotiques serait-il lui aussi en proie aux angoisses, aux hallucinations et dédoublements de personnalité ? Qu’importe. Car
Xanadu est également le nom de la demeure de Charles Foster Kane, le
Citizen Kane d’Orson Welles (1941). Kane habite
Xanadu, Hearst habite
La Cuesta Encantada. Quoi de plus naturel car le modèle bien connu de Charles Foster Kane est William Randolph Hearst. Orson Welles qui lui aussi s’adonnait à la prestidigitation sut transformer d’un coup de baguette magique le magnat des médias en personnage de fiction. Et c’est du haut de son château, allongé au bord de la piscine de Neptune que William Randolph Hearst découvre halluciné les aventures de Mandrake le Magicien.
Neptune Pool, Hearst Castle, California - photographie de Klaus Nahr
Aujourd’hui, Mandrake est reconnu comme le tout premier super-héro de l’histoire de la bande dessinée. Sortant d’une lanterne magique, tel un Djinn aux facultés extrasensorielles, Mandrake de nulle part, réapparaît une nouvelle fois, crépusculaire et mélancolique, en 1987, sous les traits de Marcello Mastroianni dans
Intervista, l’avant dernier film de Federico Fellini. L’acteur et le réalisateur y incarnent leur propre rôle.
Marcello Mastroianni dans
Intervista - Federico Fellini (1987)
Federico Fellini :
- QUE SE PASSE-T-IL ?
Fumée sur voile blanc, bruit de vent, fenêtre qui s’ouvre, Mandrake qui apparaît derrière, ballons bleus et blancs qui s’envolent.
Marcello Mastroianni :
- ALORS ON EST DANS L'ENNUI ? LES PROBLÈMES HABITUELS : PLUS UN SOU ? PIRE ENCORE, PROBLÈMES SEXUELS ? VOICI MANDRAKE : EN 3 COUPS DE BAGUETTE... TAC TAC TAC, LE RÉVEIL DE LA BRAGUETTE ! BRAVO !
Leon Mandrake (1975) - Collection Lon Mandrake - Courtesy Lon Mandrake
Remerciements : Lon Mandrake
[1] Cf. Sigmund Freud,
Des sens opposés dans les mots primitifs, 1910.
[2] That old black magic, paroles et musique de Johnny Mercer et Harold Arlen, 1942.