SNOOPY
Turkish Delight
Alessandro Mercuri __ 05 janvier, 2014
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Supposez que vous puissiez marquer d’une façon distinctive les molécules contenues dans un verre d’eau, que vous versiez ensuite le contenu du verre dans l’océan, puis que vous agitiez ce dernier de façon à distribuer uniformément les molécules parmi les « sept mers » ; en remplissant alors un verre d’eau en n’importe quel endroit de l’océan vous y trouveriez environ une centaine de vos molécules marquées.
 
Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?, 1946
 

 
Parcourant le cosmos, l’orbite lunaire et les rives de la mer Égée, à quelques jours d’intervalle, au début de l’année 2010, trois événements troublants ont été rapportés par la presse. Ce qui devait arriver arriva. Une onde de stupeur se propagea à travers les salles de rédactions submergées par l’inquiétude ou la surprise. L’inattendu eut lieu dans une étoile, à la surface du Soleil, mais aussi en orbite et en Turquie.
 
 
- I -
 
La première nouvelle concerne le cœur du système solaire, celui qu’on surnomme naine jaune. Un monstre gouverne le firmament. Astronomes, climatologues, géophysiciens s’accordent pour dire que le soleil s’est assoupi. Depuis deux ans, le soleil sommeille dans un "minimum profond". Le sommeil dure, le rêve s’intensifie. Sera-t-il prémonitoire d’évolutions bénigne ou cataclysmique ? A sa surface, les ombres et les pénombres ont disparu. Les zones sombres, les taches solaires, les signes du foisonnement magnétique sont invisibles. En cercle restreint, on évoque même la possibilité d’un hiver solaire, une nouvelle "petite période glaciaire".
 

prises de vue du soleil, le 29 mars 2001 et le 14 septembre 1999 - SOHO, ESA/NASA
 
La dernière mini glaciation remonte au temps de Louis XIV. Le règne du Roi Soleil (1643-1715) coïncide en astronomie avec le Minimum de Maunder (1645-1715), période marquée par une nette diminution de l’activité solaire et du nombre de taches à sa surface. Napoléon 1er aurait écrit dans ses Mémoires : "Le soleil n'a-t-il pas des taches? Louis XIV fut un grand roi. C'est lui qui a élevé la France au premier rang des nations. Depuis Charlemagne, quel est le roi de France qu'on puisse comparer à Louis XIV sous toutes ses faces?"[1]
 
Soit disant rayonnant, le Soleil du Roi est en réalité une imposture nationale. Les poètes du XVIIème ont perpétué le mensonge solaire en décrivant le lever du Roi touché par la grâce, l’aurore aux doigts de rose, de rouge, de jaune, de vert et de bleu. Multicolore, l’aurore boréale enflammant de ses feux au petit matin les jardins de Roi est un mythe. A la cour du roi soleil, au cœur du système solaire, les éruptions, éclairs et gerbes de feux, chevelures et arches luisantes ont été moindres. Sans protubérance ni bulbe de lumière, sans bulle de plasma ni projection dans l’espace d’éruptions solaires il n’y a point de spectacle iridescent, point de festivités boréales.
 
Sous le règne du Roi astral, le sommeil du soleil contribue à la froidure des hivers, aux disettes, aux famines, à la rancœur d’une nation émaciée. La révolution jaillit d’un pays de givre couvert d’un manteau de neige. Le 1er septembre 1715, un stratocumulus de marbre mouvant orne la chambre du monarque. Le roi mourant a le regard plongé dans les traits de son buste. Fiévreux, il contemple son portrait de marbre, nuage de pierre, volutes, plis et replis ciselés par le Bernin. Le Roi livide se meurt et se perd dans la blancheur de son double sculpté. Il murmure quelques mots. Le prêtre, l’aumônier, l’évêque, le cardinal du palais s’approchent de la dépouille en devenir et recueillent les dernières paroles chuchotées. Louis hallucine et délire. Un horrible rictus se dessine sur les lèvres de pierre. Un souffle morbide jaillit des lèvres de chair. “La France meurt avec moi mais le soleil me survivra” murmure le Roi. Il est 8H15, le Soleil se lève, le Roi n’est plus. L’âme éternelle de la nation fusionne avec le cosmos. A la mort du Roi, le soleil se réveille. La "petite période glaciaire" s’achève, un cycle solaire se clôt.


Buste de Louis XIV - Gian Lorenzo Bernini - 1665
 
 
- II -
 
Quelques siècles plus tard, l’humanité sombre dans l’électricité. Une fois le soleil couché, il fait désormais jour la nuit, les ténèbres s’éclairent, les villes s’illuminent. Mais une nuit, le 9 novembre 1965, un violent orage magnétique en provenance du Soleil s’abat sur le Nord Est des États-Unis. En vérité, les particules extraterrestres pleuvent sur la planète entière, se répandent sur les continents et les mers mais tel le logo de la Universal Pictures, la Terre rotative jaillissant de la nuit se fige sur le continent Nord Américain, le centre du monde, l’ombilic des rêves, des fantasmes et des cauchemars. La même année, les studios Universal produisent et distribuent trois films aux titres évocateurs, extraterrestres : Shenandoah[2] avec James Stewart, un film d’animation psychédélique Pinocchio in Outer Space[3] et un film au titre trompeur du nom de Mirage[4].
 
En Iroquois, Shenandoah signifie “fille des étoiles”. La piste stellaire est lancée. Dans la libre adaptation du roman de Carlo Collodi, Pinocchio in Outer Space, le Pinocchio de l’espace et Nurtle, une tortue extraterrestre s’allient pour combattre Astro, une baleine maraude et intergalactique. Pareille à l’Outre-tombe, l’Au-delà, Outer Space, en anglais signifie l’espace, l’Outre-espace, l’Univers situé au delà de l’atmosphère terrestre. Les portes de l’Outer Space s’ouvrent au seuil de l’orbite terrestre quand le bleu du ciel, clair puis marin, fonce et s’obscurcit laissant place au noir de l’espace. La nuit cosmique se prolonge dans l’univers, à travers le système solaire, la voie lactée, les galaxies d’étoiles jaunes, les trous noirs, les nébuleuses vertes, violettes, pourpres ou rouge sang. Le nez de Pinocchio s’allonge, la voie lactée s’applatit. Le cosmos est sur les écrans, prêt à déchirer la toile blanche pour s’abattre sur les spectateurs.
 
Mais la plus étrange et annonciatrice fiction de l’orage magnétique en provenance de notre étoile est sans nulle doute le troisième film des studios Universal intitulé Mirage. Il fait presque nuit. Le thriller s’ouvre par une panne d’électricité. A New-York, au 27ème étage d’un gratte ciel plongé dans le noir, le héros, David Stillwell, expert-comptable, interprété par Gregory Peck s’apprête à quitter l’immeuble. Descendant les escaliers, dans l’obscurité, armé d’une torche électrique, il fait la rencontre d’une femme qui appelle à l’aide.
 

Mirage - Edward Dmytryk - 1965
 
La femme :
Would you help me please. It was foolish of me to start walking down alone in the dark. It’s like being burried alive. (…) I’d never understood why most people would do things in the dark that they never think of doing in the light.
 
David Stillwell:
I’d explain it to you but I’m afraid the lights might come back on.

La femme :
No, I’m serious. If we can lie, cheat, steal and kill in broad daylight and have to wait till it’s dark to make love, something’s wrong somewhere.
 

La sénérade dans les escaliers se poursuit d’étages en étages, du 27ème au rez de chaussée en passant directement du 14ème au 12ème. Le 13ème étage n’existe pas car selon Sheila, les indigènes sont superstitieux. Sheila est le nom de la femme irradiante sous la torche de David qui l’éclaire d’un cercle de lumière. Sheila est un chuchotement. Murmure sensuel qui s’exhale dans la nuit, Sheila est évidemment sexy, féline et fatale. Sheila est la retranscription celte de la Cecilia latine, sainte protectrice des aveugles, des âmes perdues dans l’obscurité. Puis soudain, elle s’étonne que l’homme ne la reconnaisse et s’en offusque.
 
Something’s wrong somewhere. David Stillwell est en réalité amnésique. Mais il l’ignore. La panne d’électricité le lui révèle.  Still Well. David Stillwell, comme son nom le suggère, va-t-il si bien ? Est-il, tel qu’il se nomme “still well” ? David Stillwell sait-il qui il est ? Il y a généralement deux positions. La grecque et la chinoise. Platon insiste sur le fait de “savoir que l’on ne sait pas”. Lao-tseu, lui, recommande de “ne pas savoir que l’on sait”. D’un côté, la vérité. De l’autre, un au-delà de la raison qui a absorbé l’envers de la vérité : la dissimulation malgré soi. En osmose avec l’inconnu, un élan créateur qui s’ignore se déploie et fait advenir ce qui n’existe pas encore. David Stillwell amnésique, perdu dans les limbes de l’oubli, ne sait pas encore que ce qu’il croit être vrai n’est qu’une machination de grande envergure, une vaste conspiration, une ingéniérie du réel.
 
Film noir de guerre froide, paranoïaque, le 26 mai 1965, le Mirage, sort dans les salles de cinéma américaines et crée l’illusion dans l’esprit des spectateurs. Plagiat par anticipation[5], la fiction comme bien souvent est prémonition, épanchement du songe dans la vie réelle[6].
 

 
En effet, quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 novembre 1965, nuit cosmique, réelle, universelle et non fictionnelle à la Universal, une gigantesque panne d’électricité plonge plus de 30 millions d’habitants de la côte Est dans l’obscurité. Une forte éruption à la surface de notre étoile, accompagnée d’un puissant vent solaire génère un orage magnétique d’une violence sans pareil. Les ondes et les particules solaires font disjoncter une ligne à haute tension acheminant l’électricité depuis la centrale de Niagara Falls dans l’Ontario, au Sud du Canada. Le courant chute. Par cascade, de nombreuses autres lignes disjonctent. Il a suffit d’une simple éruption solaire, d’une seule flamme aux proportions cosmiques, d’une langue de feu léchant l’atmosphère terrestre pour que l’espace d’une nuit, l’humanité retourne dans un âge de pierre momentané. L’effervescence solaire plonge la terre dans la nuit comme si le trop plein de lumière se changeait en ténèbres.
 
Un à un les lampadaires, les enseignes lumineuses et les néons s’éteignent. Certains tels David Stillwell dans Mirage se perdent dans les escaliers d’un gratte ciel sans lumière, d’autres restent prisonniers d’ascenseurs coincés au centième étage, angoissés, écoutant le vent, l’appel d’air glacial qui vibre et fait trembler les parois des heures durant. Au loin dans le ciel et l’océan, les avions atterrissent à l’aveuglette, les matelots regardent les côtes et les lumières des phares disparaître sous les vagues noires, les ponts suspendus s’effondrer dans la nuit. Aux urgences, les chirurgiens plongent leur bistouris dans l’obscurité des corps chimiquement endormis.
 
La nuit est propice à la polysémie. Tout droit sorti d’un film noir, le terme blackout, au sens multiple, signifie à la fois la panne d’électricité et la syncope, l’évanouissement et la perte de mémoire. Le blackout électrique en temps de paix relève de la panne involontaire, du délestage ou encore du sabotage. En temps de guerre, le blackout est un appel à l’extinction des feux, un couvre feu électrique, une injonction à se rendre invisible, un ordre à se fondre dans la nuit. Et comme l’exhortent les affiches de propagande militaires américaine et anglaise à l’attention de la population civile durant la deuxième guerre mondiale :
 
BLACKOUT means BLACK
LOOK OUT IN THE BLACKOUT

 
David Stillwell, le personnage du film Mirage subit un double blackout : une panne d’électricité et une perte de mémoire. La nuit artificielle recouvre l’être et le plonge dans l’oubli.
 
L’expérience collective du blackout est l’objet d’une légende urbaine. La panne générale d’électricité favoriserait les attouchements et entrainerait une augmentation du taux de natalité. Allianz, la société bavaroise d’assurance dommage et vie, nie avec fermeté toute corrélation entre les naissances et l’ouragan solaire. Pour l’assureur, désastre ne rime pas avec des astres. On ne plaisante pas avec l’univers. Plus encline aux cieux, plus ouverte d’esprit, à Altamonte Springs en Floride, la Saint Lawrence Agency, elle, voit les choses en grand. The big picture. Chez Lawrence, on vous propose une police d’assurance contre :
 
1)             l’imprévu cosmique,
2)             les méfaits ovniques,
3)             les enlèvements extraterrestres,
4)             les viols sous les étoiles,
5)             l’insémination à bord de vaisseaux spatiaux,
6)             les accouchements au firmament.

 
Sont également couverts, cela va de soi, les prélèvements de moelle osseuse, épinière, de bulbe rachidien, les trépanations spatiales et les implants technologiques crâniens effectués à votre insu. Mais aucune franchise ne saurait couvrir les débris de navette échouée dans votre jardin ou encastrée dans la toiture de votre maison.
 
 
Pourquoi donc y a t-il de l’être, du terrestre plutôt que de l’extraterrestre ? Pourquoi donc y a t-il quelque chose plutôt que rien ? La philosophie, selon Heidegger réside dans cette folie : “En raison de sa portée illimitée, tous les étants sont équivalents. Un quelconque éléphant, dans une quelconque forêt vierge aux Indes, est aussi bien étant qu’un quelconque processus chimique de combustion sur la planète Mars, ou tout ce qu’on voudra.”[7]
 

Lewis Research Center's Electric Propulsion Laboratory, Cleveland, Ohio - NASA
 
Avec ou sans extraterrestres, fini ou infini, courbe ou cristallin, il plane dans le cosmos un silence glaçant. Il y fait froid, il y fait noir. C’est le néant. Pétrifiant, paniquant, affolant, angoissé, La température avoisine le zéro absolu. Des étoiles, mortes depuis des millions d’années, zombies stellaires, continuent à briller et sur Terre, les particules extraterrestres, les spores de lumière, les éruptions solaires nous remplissent d’effroi. 
 
En ce début d’année 2010, la faible activité du dieu soleil inquiète donc la communauté internationale des scientifiques. L’astre se réveillera t-il de son "minimum profond" ? Sans aucun doute mais étrange coïncidence, quelques jours plus tard, un nouvel événement certes prévisible mais extraordinaire advient. Le sommeil stellaire laisse place à l’éclipse totale. Au firmament, le soleil ne s’est pas seulement endormi, il a littéralement disparu. Le 15 janvier 2010, de l’Afrique centrale au Sud Indien, la Terre, la Lune, et le Soleil sont parfaitement alignés. Visible d’Ouest en Est, l’anneau lumineux du soleil noir traverse un étroit couloir naissant dans la forêt du bassin du Congo et se jetant à l’embouchure de la Mer Jaune. Au delà du rivage, l’éclipse annulaire s’envole et quitte la plan de l’écliptique. C’est l’événement du siècle, la plus longue éclipse du millénaire. Pendant plus de dix minutes, le Soleil est occulté. Eternel retour oblige, la scène se reproduira le 23 décembre de l’an 3043.
 

Eclipse solaire du 15 janvier 2010 à Bangui, Centrafrique - Tino Kreutzer
 
Qui n’a jamais ressenti à la vision du soleil obscurci par la lune, une étrange frayeur sourdre en soi ? “La chair de poule est quelque chose de surnaturel.” écrit Rudolf Otto dans Le Sacré. Le champ émotionnel du numineux, l’expérience affective du sacré, le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner pourrait se lire dans l’éclipse. Otto décrit la scène primitive sous des traits multiples : “onde paisible, vague quiétude, surgissement brusque, chocs et convulsions, étranges excitations, ivresse, transport, extase, formes sauvages et démoniaques, frisson, saisissement d’horreur, terreur, sinistre…” Si l’éclipse est prévisible et calculable, ses effets sur l’homme demeurent étrangement intemporels. Une manifestation primitive, élémentaire, naïve et brutale.
 
Au ciel brille un trou noir dans un cercle de lumière. La succession du jour et de la nuit est suspendue. Les chauves souris se réveillent et ébrouent leurs ailes. Les loups, les chacals confus par l’obscurité sortent de leur terrier, de leur torpeur et hurlent à la pleine lune en plein soleil. La pénombre recouvre le jour. L’éclipse n’est pas crépuscule mais collusion et coexistence monstrueuse de la lumière et des ténèbres. Le monde diurne s’affaisse dans le règne de la nuit. Les vampires et les loups-garous sont déboussolés. A la lumière de l’au-delà, les visages deviennent livides et verdâtres. Les harpies jaillissent des Enfers, les incubes sont en rut, les goules sont cagoulées. Succubes nymphomanes et génies malfaisants. Lilith et Satan dansent le tango. Une onde de frayeur vous traverse les os. “La chair de poule est quelque chose de surnaturel.” La porte du royaume des morts s’ouvre, le cauchemar de l’outre tombe se déverse sur… sur… âmes crédules s’abstenir.
 
L’archaïque superstition est souvent vilipendée. L’étymologie du terme révèle une origine vulgaire et trompeuse  : idolâtrie et culte des faux dieux. L’effet de l’éclipse serait une illusion. Peu crédible, elle rappelle les nuits américaines, les effets spéciaux de tournage, simulation du jour pour la nuit, du soleil pour la lune, Day for night. De Ben-Hur au Tintoret, d’Hollywood à Venise, bleutées ou ocres, les crucifixions décrivent un paysage à la fois diurne et nocturne, comme frappé d’une éclipse totale de soleil. L’événement a d’ailleurs été observé à Jérusalem le 24 novembre de l’an 29.
 
A partir de la sixième heure, l’obscurité se fit sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure.
Matthieu (27:45-46)

 
A Borgo San Sepolcro, dans l’Eglise San Lorenzo, la Déposition de croix du peintre maniériste Rosso Fiorentino semble elle aussi située dans la pénombre de la lune, l’alignement d’une planète, d’un satellite et d’une étoile. Le regard du spectateur est plongé dans les côtes saillantes du Christ, la douleur et l’évanouissement de la Vierge. Plus loin, à l’arrière plan, sous la croix, une apparition à vous glacer le sang surgit de l’obscurité. Une chevelure dans le vent, un visage informe, infernal, démoniaque et grotesque vous observe. La présence inattendue, incongrue du monstre submerge le visiteur. Ni caché, ni à découvert, le Malin est là. Mais il faut attendre que l’oeil se soit habitué à la pénombre peinte, à l’obscurité qui recouvre la toile. Encore invisible, la vision du démon n’en sera que plus troublante et sa présence plus saisissante. Syndrome de Stendhal inversé, on en arrive à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes, funestes et diaboliques. Les frissons de l’angoisse de Rosso Fiorentino rejoignent le Profondo Rosso de Dario Argento. Dans le noir de la toile, ça frétille d’effroi et de frayeur.


Déposition de croix - Rosso Fiorentino - 1528
 

Déposition de croix - Rosso Fiorentino - 1528 - détail
 
L’huile sur toile de Rosso Fiorentino datée de 1528 est mentionné par Vasari dans Le Vite (1550), son ouvrage Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. L’oeuvre d’art contemporaine du critique, est décrite en ces termes : “c’est une déposition de Croix, exécutée avec beaucoup de soin et remarquable par je ne sais quoi de ténébreux dans les couleurs devant rendre l’éclipse qui arriva au moment de la mort du Christ”. L’éclipse et sa lumière doivent être considérées comme un motif pictural majeur dont l’enjeu esthétique se confond avec l’importance du thème religieux. Blafarde, l’éclipse est la lumière maniériste par excellence, oxymorique (day for night), réunion des contraires, à la fois ténébreuse et lumineuse, entre la féérie et la sorcellerie. Des Aztèques aux Chrétiens, l’éclipse serait-elle propice aux sacrifices humains ? L’éclipse est-elle annonciatrice de présages funestes, contre-natures ou monstrueux ? L’alignement des astres est-il un signe avant-coureur, éclaireur ou néfaste ? En ce début d’année 2010, le Soleil est à la une. Rêvant d’orage magnétique, d’éruptions de feu, endormi ou occulté par la lune, sur les rives de la mer Egée, dans le sillage de l’éclipse, un troisième événement se prépare.
 
 
- III -
 
Ce qui devait arriver arriva. Le soleil sommeille, le soleil s’éclipse et le lendemain matin, le 16 janvier 2010, comme tous les matins, le soleil à nouveau se lève en Turquie sur l’ancien port romain d’Ephèse. Le port a disparu. Les vagues sont silencieuses. La mer Egée s’est retirée au loin. La longue avenue de marbre qui menait au grand large se perd dans les broussailles, les herbes folles et le sable. Dans les jardins de l’agora, un cri de naissance, un bêlement résonne à l’ombre des colonnes et des feuilles d’acanthe. Un agneau vient de naître.
 

Bibliothèque de Celsus - Éphèse - IIe siècle après J.-C

La scène se passe en réalité dans un village de la province d’Izmir non loin d’Ephèse. Le tableau est moins mythologique, plus clinique et réaliste. Selon le Daily Telegraph, tabloïd australien, propriété du magnat des médias Rupert Murdoch, une brebis a donné naissance à une créature hybride, un agneau à visage humanoïde. Erhan Elibol, vétérinaire, a procédé à l’accouchement par césarienne. Il témoigne : “J’ai déjà vu des mutations de vaches et de moutons. J’ai vu un veau cyclope, un veau à deux têtes, un veau à cinq pattes. Mais quand j’ai vu cet agneau, je n’en croyais pas mes yeux”. CNN Turquie, la première, effectue un reportage, preuve à l’appui avec une photographie de l’animal, mi homme, mi agneau. Sa toison est tâchétée de placenta. Sa tête ressemble à une idole des Cyclades. Le visage est oblong, anthropomorphe. Le front est recouvert de laine. Ses oreilles n’ont rien d’humain. Les paupières sont closes. Plus bas sculptés à même la chair, l’ébauche d’un petit nez et une bouche aux lèvres épaisses, un menton d’albâtre. Le reste du corps est celui d’un agneau recroquevillé. La bête est morte née. Nul ne pourra dire si l’agneau une fois devenu bélier, l’animal aux cornes d’or, se mit à parler. Puis dépliant ses ailes, dans les cieux,  on le vit s’envoler parmi les moutons nuageux à l’étincelante blancheur. Idolâtrée, la créature finira immolée sur l’autel des faux dieux, suppliciée, dépecée. Une nouvelle toison d’or ?
 
Le vétérinaire avance l’hypothèse d’une rare mutation causée par la présence surabondante de vitamine A dans les fourrages. Hypothèse douteuse. Quoi qu’il en soit la photo est là, la métamorphose indubitable. Satyre des temps modernes, adn des Danaïdes, la créature mutante est née au passage de l’éclipse comme le monstre démoniaque a surgi de la ténébreuse crucifixion. Le gouverneur de la province d’Izmir aurait déclaré : “cet incident est particulièrement choquant. C’est la première fois que je vois un tel maléfice. C’est très embarrassant. La tête est celle d’un homme tandis que le reste du corps est celui d’un mouton. Il est évident qu’un humain est responsable de cette chose. Les puissances du mal ont malheureusement conduit un homme à perdre le contrôle de soi. On entend souvent parler de cas de bestialité, d’accouplement contre-nature mais c’est la première fois que l’on peut en voir le résultat.” Doit-on mettre en doute la parole du gouverneur d’Izmir ou imaginer que ces propos ont été entièrement inventés ?
 

Hommagneaux ou Agnhomme / Jason et les Argonautes - Don Chaffey - 1963
 
Si l’agneau à tête d’homme paraît improbable, on ne peut cependant pas nier l’existence médicalement prouvée de l’homme au foie de babouin. Il ne s’agit pas d’un mythe mais d’une greffe xénogénique. Après l’extraterrestre de Roswell, après Dolly la brebis génétiquement manipulée, le premier mammifère cloné (en Ecosse, patrie du Loch Ness), voici venue la créature d’Izmir, fruit des amours monstrueux entre un homme et une brebis. Hommagneaux, agnhomme, culpabilité de l’homme et innocence de l’agneau. Rumeur, canular, mise en scène ou invraisemblable vérité ? L’événément a été rapporté par le Daily Telegraph, CNN Turquie mais également La Tribune de Genève et l’édition anglaise de la Pravda.
 
La nature comme les médias abondent dans le spectaculaire, le sensensationnalisme, le mensonge et la dissimulation. Dans le règne de la fiction, la créature d’Izmir, merveilleuse ou monstrueuse, n’est ni plus ni moins crédible que les métamorphoses d’Ovide. Dans le règne du vivant, la supercherie est une stratégie évolutive. On la retrouve dans l’art du mimétisme et du camouflage.
 
Brindille, feuille verte nervurée, échancrée, déchirée, mordorée ou feuille morte d’automne, le phasme est protéiforme. L’insecte imite la chair végétale et ses mouvements dans le vent de manière si réaliste qu’un dialogue paranormal semble à l’oeuvre dans la nature. Mensonge et mystère. La mimesis est trompeuse, la mimesis est magique. Le faux ne consacre plus l’illusion des apparences, de la surface, du masque trompeur et interchangeable, il désigne la nature même de l’être. Le phasme est ce qu’il n’est pas. Le phasme est brindille ou chlorophylle et parle la langue suprasensible des végétaux.
 

Phasme feuille
 
La rencontre du troisième type entre l’homme et l’extraterrestre a déjà eu lieu entre le phasme et la feuille. Simulation naturelle, avatar hyperréaliste, le phasme, du latin phasma, le fantasme, le fantôme, est-il le signe d’une intelligence plus complexe, plus créative que les élucubrations peniblement scientistes de l’homme ? Hallucinatoire, faux semblant, confondant le végétal et l’animal, le phasme laisse sortir de confuses paroles et se déplace à travers des forêts de symboles. Du phasme à la feuille, des épines de rose au prédateur, de la plante carnivore au végétarien, un courant vitaliste circule au règne du vivant. Quant à l’homme, il rêve de parcourir le cosmos, l’orbite lunaire et les rives de la mer Egée, à la recherche de nouvelles créatures imaginaires, extraordinaires ou extraterrestres. Tel Shenandoah, le personnage du film Universal, l’humain est-il poussière d’étoile ? Memento, homo, quod pulvis es, et in pulverem reverteris. Homme souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. D’étoile.



[1] In Imbert de Saint Amand, La Cour de Louis XIV, 1886.
[2] Un film de Andrew V. McLaglen, 1965.
[3] Un film de Ray Goossens, 1965.
[4] Un film de Edward Dmytryk, 1965.
[5] Pierre Bayard, Plagiat par anticipation, Les Éditions de Minuit, 2009.
[6] Gérard de Nerval, Aurélia, 1855.
[7] Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, 1952.

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