ADDICTS
Aix-voto
Alessandro Mercuri __ 18 février, 2013
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Un matin d'automne, jeudi 4 octobre, à Aix-en-Provence, je m'en vais visiter la Cathédrale Saint-Sauveur. A peine entré dans l'église, un panneau accueille le visiteur où l'on peut lire ce message :
 
ATTENTION - Consignes de sécurité
 
Mettez votre sac à dos devant vous, pour éviter qu'une main se glisse pour prendre et, votre portefeuille et votre argent.
 
Ne signer jamais de pétitions à l'intérieur de la Cathédrale, sinon votre portefeuille ET son contenu disparaîtront.
 
Idem, ne donnez pas d'argent à ceux qui font la manche dans cette église, ils peuvent vous bousculer pour essayer de toucher le "gros" lot ou moindre.
 
En cas de problème de ce genre, signalez-le aussitôt aux accueils de la Cathédrale qui appelleront la Police Municipale (...).
 

Pour ceux qui auraient du mal à croire aux disparitions de portefeuilles en la demeure de Dieu, aux incrédules, voir les deux photos ci-après. Tel est le charme discret de l'Archidiocèse d'Aix en Provence, ville de sous-préfecture de ce que certains nomment complaisamment les Bouges-du-Rhône.
 


 
Un peu plus loin, un deuxième message prévient toute déception. Le retable Le Buisson Ardent (1475) de Nicolas Froment demeure invisible. Après sept ans de restauration et dixit le dossier de presse de la DRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur, "dans un souci à la fois de conservation patrimoniale et de fonctionnalité liturgique, un protocole alternant périodes d’ouverture et de fermeture des panneaux est expérimenté..."
 


Point de salut en dehors de la "fonctionnalité liturgique" ! La scène sacrée se dérobe au regard du visiteur. Je ne verrai donc ni buisson ardent dont l'incandescence ne saurait faire fondre l'Enfant Jésus entre les bras de la Vierge Marie, ni leurs visages entourés de flammes se refléter dans un miroir. Le retable demeure en ce jour replié et ne sont visibles que les volets peints en grisaille représentant les sculptures de l'Ange et la Vierge de l'Annonciation. Saisissante illusion d'optique que cette figuration picturale qui simule la sculpture et les teintes grises de la pierre taillée.
 

"Le Buisson Ardent" (1475) - retable fermé - Nicolas Froment
 

"Le Buisson Ardent" (1475) - détail - Nicolas Froment
 
Plus loin dans la nef, je découvre une statue en cire représentant "L'Enfant Jésus portant les instruments de la Passion" (1677). Cette sculpture ou poupée de cire a pour origine une apparition religieuse. Le 15 juin 1658, l'enfant Jésus apparait à Jeanne Perraud dite Jeanne la mystique. L'exaltée décède brutalement en 1676 d'une violente fièvre. Brûlant, son corps mit de nombreuses heures à réfroidir. L'année suivante, une sculpture représentant sa vision est érigée en hommage à cette Jeanne qui n'entendait point des voix mais voyait des images du Seigneur. Le teint jaunâtre de l'Enfant Jésus évoque la maladie et me remplit de malaise. Mais il y a pire.
 

"L'Enfant Jésus portant les instruments de la Passion" (1677)
 
L'Enfant, fils de Dieu, me rappelle une autre vision d'horreur, de mort, de cire et de cadavre dont j'essaye de me rappeler et qui pourtant m'échappe. Quel est ce cauchemar tapi derrière le masque de cire ? Des films d'horreur me reviennent en mémoire : House of Wax (1953) avec Vincent Price et son remake House of Wax (2005) avec Paris Hilton, la "sextape star" méchamment surnommée la Cagole d'Hollywood ou Bimbo des Palaces.


Paris Hilton dans House of Wax (2005) & Vincent Price dans House of Wax (1953)
 
Une autre starlette de sextape a récemment été immortalisée au Wax Museum Madame Tussaud de New York : Kim Kardashian. Le jour de l'inauguration, sous le crépitement des flashs, toutes deux habillées d'une robe rose moulante, même décolleté et poitrine, Kim en chair et Kim en cire posent fièrement, les mains sur les hanches. Entre deux flashs de lumières, l'actrice et son double permutent.  — Qui suis-je ? Une fausse poupée de cire ou bien une vraie poupée rose moulée de vinyle ou latex ? se demande l'une d'elles. Comme la clame le slogan du film érotico-horrifique, The Exotic House of Wax (1997) : "Lorsque les plus célèbres personnages de l'histoire prennent vie dans un musée de cire érotique cela devient très chaud." Les visages de cire ont longtemps immortalisé les défunts. Cauchemar révolutionnaire à Paris-Disneyland en 1793. Marie Tussaud aurait, dit-on, moulé les visages de Marie Antoinette, Louis XVI et Robespierre en appliquant de la cire d'abeille sur les têtes ensanglantées fraichement coupées.
 
Quel est ce reflet qui m'obsède et me fuit ?
 
Dans la pénombre de la Cathédrale Saint-Sauveur, Paris Hilton, Kim Kardashian et Marie Tussaud n'y sont pour rien. L'image macabre, toujours demeure insaisissable.
 

Kim Kardashian en cire et son double de chair
 
Je suis une poupée de cire, une poupée de son
Mon cœur est gravé dans mes chansons
 
La chanson de Serge Gainsbourg interprétée par France Gall remporte le prix de l'Eurovision le 20 mars 1965. Mais le 30 novembre 1660, le Christ apparait une nouvelle fois à Jeanne. Ces traits ne sont plus ceux d'un enfant portant les instruments de la passion. Celui qui se présente aux yeux de Jeanne est un Christ adulte. Et bientôt, il fléchira montant au Calvaire sous le poids de sa croix. Le Christ murmure à l'oreille de Jeanne. Que lui dit-il ? Approchons-nous pour mieux entendre ses paroles. L'apparition lui demande son cœur. Mon cœur est gravé... Va-t-elle lui donner ? Tout à coup, l'image du Christ sur la croix se révèle à moi. Ce n'est pas une apparition, tout juste une vision : Martyre de cire sur croix de bois. Je vois le Christ crucifié fondre au soleil, tel Icare chutant des cieux et tombant à la mer. Pris de vertige, je m'assois sur le banc d'église qui jouxte la statue.
 
Je reprends peu à peu mes esprits.
 
Avant de pénétrer dans la Cathédrale, je venais d'acheter dans une librairie située à quelques pas de l'église un essai de Roland Barthes : "Sade, Fourier, Loyola". J'ouvre l'ouvrage au hasard, page 140, texte "Sade II" - paragraphe "Impossibilia" ; je n'en crois pas mes yeux : "S'il prenait en effet envie à quelques compagnie de réaliser à la  lettre l'une des orgies décrites par Sade (tel ce médecin fort positif qui crucifia un cadavre réel pour montrer que la crucifixion décrite par les Évangiles était anatomiquement impossible ou en tout cas n'aurait pu produire le Christ en croix des peintres), la scène sadienne apparaîtrait vite hors de toute réalité (...)"
 
Quel était ce médecin fort positif, profanateur de tombes, adeptes de crucifixion et d'impossibles contorsions ? Un fantasme, un bobard de Roland Barthes ? Quand soudain, hors de toute réalité, l'image entêtante et pourtant insaisissable me revient en mémoire. La frayeur causée par cette sculpture de l'Enfant Jésus en cire provient d'une autre scène. Une scène tout droit sortie des Enfers, un théâtre des vanités et... de cire, signé Gaetano Zumbo. Né à Syracuse en 1656, mort à Paris d'une hémorragie en 1701, Zumbo est un sculpteur et modeleur de cire qui exerça à Florence pour le compte du Grand Duc de Toscane. Dans un paysage de ruines, Zumbo a ciselé un petit tableau sculpté de figurines de cire représentant les morts de la peste. On y voit entassés comme sur un charnier, des carcasses, des cadavres nécrosés de pestiférés, verdâtres et putréfiés, hommes, femmes, enfants, vieillards et nouveau-nés. Un bandeau sur le nez pour se protéger des effluves pestilentiels, un homme au corps musclé transporte dans ses bras une nouvelle victime de la peste. Bien avant la mode des zombies, Zumbo est passé maître dans l'art des morts-vivants.
 
En 1775, lors de son deuxième voyage en Italie, Sade séjourne à Florence. Alors qu'il visite la galerie du Grand Duc, Sade découvre une huile sur toile qui l'enchante : "Je passai de là à la fameuse Vénus du Titien, et j’avoue que mes sens se trouvèrent plus émus à la contemplation de ce tableau sublime, qu’ils ne l’avaient été des ex-voto de Ferdinand ; les beautés de la nature intéressent l’âme, les extravagances religieuses la font frissonner." Après avoir admiré la Vénus du Titien, cette "belle blonde" que l'on "voit sur un matelas blanc, éparpillant des fleurs d’une main, cachant sa jolie petite motte de l’autre", il pénètre dans une autre salle...
 

"Vénus d'Urbino" - Le Titien (1538)



"La peste" - Gaetano Zumbo (1691-1695)

Après l'élan vital, place à l'inexorable et irréversible mort. Les ténèbres assombrissent le paysage. Une ombre immense et inquiétante plane à la surface du globe. Le mont de Vénus disparait dans l'obscurité. Des nuages noirs et menaçants s'amoncellent au septième ciel. De vie à trépas, d'Éros à Thanatos, aux flèches de Cupidon succède l'implacable faucheuse.
 

"Le sépulcre" - Gaetano Zumbo (1691-1695)
 
Ainsi parlait Sade dans Les prospérités du vice, décrivant l'œuvre de Zumbo : "Une idée bizarre est exécutée dans cette salle. On y voit un sépulcre rempli de cadavres, sur lesquels peuvent s’observer tous les différents degrés de la dissolution, depuis l’instant de la mort, jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette sombre exécution est de cire, colorée si naturellement, que la nature ne saurait être ni plus expressive, ni plus vraie. L’impression est si forte, en considérant ce chef-d’œuvre, que les sens paraissent s’avertir mutuellement : on porte, sans le vouloir, la main au nez."
 
Étrangement, au paragraphe "Impossibilia", Roland Barthes, poursuit sa description du langage sadien : "Le langage a cette faculté de dénier, d'oublier, de dissocier le réel : écrite, la merde ne sent pas ; Sade peut en inonder ses partenaires, nous n'en recevons aucun effluve, seul le signe abstrait d'un désagrément." Si le langage a cette faculté, quelles sont les ressources du regard, de cet avertissement mutuel des sens décrit par le Marquis ? Comme le dit Sade, "on porte, sans le vouloir, la main au nez", à moins que tout cela selon Barthes ne sente pas ? Entre l'odeur concrète et "le signe abstrait", entre la nausée et la fascination, mon cœur balance et je quitte la cathédrale, soulagé d'avoir retrouvé le souvenir de cette vanité de cire. A peine ai-je fait quelque pas hors de l'église que je tombe nez à nez sur une camionnette de plombier. Je rêve éveillé et vois un plombier en habit de prêtre, une mitre sur la tête. Plus loin, à l'ombre des feuilles mordorées brûlées par le soleil d'été, les fantômes de Sade et Zumbo disparaissent dans la lumière d'automne.

 
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