ADDICTS
Un mythe aux mains d'argile
Jean Levi __ 03 mai, 2012
"L'armée d'argile de l'empereur Qin est un FAUX"                                                    
 
Entretien avec JEAN LEVI
sinologue, traducteur, auteur, directeur de recherche au CNRS
réalisé par Alessandro Mercuri
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Alessandro Mercuri : Dans votre ouvrage "La Chine est un cheval et l'univers une idée" paru en 2010 aux éditions Maurice Nadeau, au premier chapitre intitulé « Le Grand Empereur et les guerriers d'argile », vous développez une idée, on ne peut plus troublante, stupéfiante et à première vue difficilement croyable tant les conséquences de votre hypothèse font voler en éclat l'authenticité de l'une des plus célèbres « nouvelles merveilles du monde », enregistrée en 1987 au patrimoine mondial de l'UNESCO. Selon vous, les célèbres statues de soldats de l'armée d'argile du mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi sont des faux. Il s'agirait donc d'une des plus incroyables contrefaçons, mystifications ou supercheries de l'histoire. Les statues actuellement visibles sur le site archéologique du mausolée ne dateraient pas du IIIème siècle av. J.-C. mais des années 70 du XXème siècle. Elles n'auraient pas été érigées sous le règne du grand empereur Qin Shi Huangdi mais sous celui du grand timonier Mao Zedong, à la toute fin de son règne et de la révolution culturelle en 1974, soit deux ans avant sa mort. Comment en êtes-vous arrivé à cette très surprenante hypothèse ? Quelles seraient les caractéristiques archéologiques, historiques et esthétiques de ces faux ? S'agirait-il d'une véritable mystification maoïste ?

Jean Levi : En effet dans le premier chapitre de mon recueil d’essais La Chine est un cheval et l’univers une idée intitulé « Le grand empereur et les guerriers d’argile » je soutiens la thèse que les gigantesques statues de terre cuite entreposées dans des fosses entourant le tertre funéraire du Premier empereur sont des faux. Ces fameuses sentinelles d’argile qui protègent pour l’éternité le sommeil du despote, comme le clament les journalistes avec grandiloquence, ne datent pas du IIIe siècle av. J.-C., moment où le grand empereur fut inhumé, mais du XXe siècle, quand, à la fin de la Révolution culturelle, avec la « Bande des Quatre », la lutte entre factions faisait rage. Il est au demeurant surprenant, puisque vous y faites allusion, que « cette nouvelle merveille du monde » qui fait béer d’admiration des foules venues des quatre coins de la planète, ait été inscrite au patrimoine mondial de l’humanité sans la moindre enquête d’experts internationaux, comme cela se pratique ordinairement quand un pays fait une demande de classement d’un ensemble artistique ou architectural ; les autorités chinoises ont refusé purement et simplement l’accès du site aux experts de l’UNESCO sans pour autant qu’ils s’en formalisent outre mesure, puisque l’armée enterrée de Lingtong a été ajoutée à la liste du patrimoine mondial.


Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi

Je tiens à préciser que ne suis pas archéologue ni spécialiste de la statuaire chinoise ancienne ; je n’ai pas eu un accès privilégié aux statues ni n’ai pu me livrer à des tests physico-chimiques en laboratoire. Mon jugement repose sur des critères d’ordre purement stylistique et esthétique. Lorsqu’on considère l’évolution de la facture des terres cuites funéraires — dont de très nombreux spécimens sont parvenus jusqu’à nous — il apparaît que les statues des guerriers tranchent sur tout ce qui a précédé et sur tout ce qui a suivi : elles se distinguent par leur gigantisme, leur réalisme ainsi que par l’expressivité de la gestuelle et des mimiques. Les statuettes funéraires, des Royaumes combattants (Ve-IIIe avant J.-C.) aux Tang (VIIe-IXe siècles de notre ère), se signalent par une taille réduite, la stylisation, le hiératisme et une sobriété de facture. Les mingqi —c’est ainsi qu’on appelle les objets façonnés exprès pour accompagner les morts dans l’au-delà — sont des représentations stylisées et épurées des objets ; ils ne doivent en aucun cas fournir une copie ressemblante de la réalité—car ce serait alors confondre les morts et les vivants. On pourrait arguer que le Grand Empereur, qui innove sur le plan politique, supprimant le système féodal des fiefs et instaurant le premier gouvernement centralisé et bureaucratique, a cherché à rompre avec la tradition sur le plan artistique comme il avait rompu sur le plan politique et idéologique. 


Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi


Statue de l'empereur Qin Shi Huangdi (copie) - exemplaire disponible sur China Trade Online - prix négociable

Mais en réalité toutes les études montrent que si elle était novatrice en ce qui concernait les institutions politiques, la dynastie des Qin était conservatrice dans les autres domaines et particulièrement en art. Par ailleurs, le règne autocratique de Qin Shihuangdi a été bref — durant de longues années il a été sous la tutelle de l’impératrice douairière et du premier ministre Lü Buwei, or un mobilier funéraire se prépare longtemps à l’avance, et la formation d’artisans, d’artistes et de techniciens à un nouveau style ne se fait pas instantanément. Il paraît pour le moins curieux que tout ceci se soit réalisé en si peu de temps. En outre, les statues présentent tant par la facture, le monumentalisme, le réalisme et l’expressivité des affinités évidentes avec les productions du réalisme socialiste, et si l’on ajoute à toutes ces bizarreries le fait que, après la mise à sac et l’incendie de la capitale des Qin par les armées rebelles, il ne devait plus rien rester des réalisations architecturales de l’empereur honni, on est en droit de s’interroger sur l’authenticité de ces statues extraites de terre parfaitement intactes et brillant comme des sous neufs. Or il est tout de même étonnant que pas un expert, pas un spécialiste de la période n’ait émis des doutes ou même se soit posé des questions. Non l’assentiment a été unanime.
 

Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi
 
En dehors de l’argument d’autorité selon lequel l’unanimité des spécialistes à considérer les soldats d’argile comme authentiques est la preuve irréfutable de leur authenticité, les rares collègues archéologues avec qui j’ai pu discuter de cette question recourent à deux types d’arguments. Le premier est d’ordre technique. Il concerne la difficulté de faire exécuter par des armées d’ouvriers contemporains les statues funéraires sans qu’il y ait eu des fuites ; a-t-on fait disparaître les exécutants ? et de quelle manière ? La seconde objection est d’ordre politique. Elle renvoie aux motifs idéologiques et stratégiques de la falsification.


Ronald et Nancy Reagan au Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi (1984)
 
La première objection ne tient pas. Il n’y a rien de plus simple que de faire exécuter dans des ateliers d’état des statues de terre cuite de grand format en les faisant passer pour une activité de copie, comme cela se pratique dans tous les musées et sur les sites archéologiques de la planète. A cette différence près, qu’ici il ne s’agit pas de fabrication de copies mais de faux originaux. Au demeurant, étant donné la nature du régime, il n’y avait aucune difficulté — et il n’y en a encore maintenant aucune — pour les autorités de Pékin à faire disparaître quelques milliers d’ouvriers et de techniciens. Quant aux promoteurs du projet, ils ont tout intérêt à garder le secret.
 

Statues de soldats chinois, Jianchuan Museum, photo de Alan Baumler
 
Quant à la seconde objection, celle concernant l’absurdité et la vanité de l’entreprise, il faut se replonger dans le contexte idéologique de l’époque. Le culte de la personnalité était à son paroxysme. Tous les moyens étaient bons pour exalter la figure du grand Timonier et comme Mao Zedong tendait à s’identifier de plus en plus avec la figure du Premier Empereur, découvrir autour de son tombeau une grandiose armée de géants de terre cuite, c’était comme entonner un hymne à sa gloire et exalter sa grandeur par figure historique interposée. Il se peut aussi que cette « découverte » répondît à des impératifs stratégiques dans un rapport de forces. C’était une réponse à la découverte archéologique de Mawangdui. En 1972, au Hunan, à Mawangdui avaient été exhumée d’une tombe royale datant du début des Han, en plus d’un linceul en plaques de jade attachées ensemble par des fils d’or, et d’autres objets d’un raffinement inouï, une foule de manuscrits sur soie. Parmi ceux-ci figuraient des textes syncrétiques réalisant la synthèse entre l’école des doctrinaires légistes, le taoïsme et certains aspects de la doctrine confucianiste. Or dans la Chine maoïste les luttes politiques se travestissant sous le masque de figures historiques, les adversaires dogmatiques y ont vu le signal inquiétant d’une tentative de virage droitier de la part de l’aile pragmatique de la bureaucratie dont Zhou Enlai était le chef de file. La formidable découverte des guerriers du tombeau de l’unificateur despotique de la Chine, en braquant les projecteurs sur ses prodigieuses réalisations technico-artistiques, permettait de rappeler la prééminence du centre directeur, de souligner la nécessité d’un renforcement de la dictature du prolétariat et manifestait une volonté de reprise en main idéologique.
 
Il va de soi qu’aujourd’hui il ne reste plus rien de ces préoccupations premières ; telle est l’ironie de l’histoire. Le tombeau est là pour affirmer la puissance de la Chine à travers sa grandeur patrimoniale. Le passé immémorial et glorieux dont l’armée de terre cuite fournit le témoignage est comme une traite tirée sur l’avenir. Elle atteste le bien fondée de la prétention chinoise à l’hégémonie mondiale. Et bien entendu, avec la folie mercantile qui s’est emparée de la société chinoise, l’armée de terre cuite est devenue une source de revenus financiers considérables et fait vivre une armée de parasites de toutes sortes.
 
Au reste, le propos de l’essai n’était pas de s’appesantir sur les mobiles de la bureaucratie maoïste quand fut conçu le projet extravagant de garnir le mausolée du double historique du grand Timonier des cohortes de terre cuite, mais de se pencher sur le phénomène de l’admiration des masses contemporaines pour la laideur, et l’impossibilité pour le monde moderne à faire le partage entre la réalité et sa contrefaçon.
 

Statue de Mao Zedong, mausolée de Mao Zedong
 

Statue de cire de Mao Zedong
 

Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi
 

La Momie : La Tombe de l'empereur Dragon (2008), film de Rob Cohen
 

Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi
 

La Momie : La Tombe de l'empereur Dragon (2008), film de Rob Cohen



La Momie : La Tombe de l'empereur Dragon (2008), film de Rob Cohen


Statue de Mao Zedong jeune (2009) à Juzizhou, Changsha


A.M. : Dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), Guy Debord écrit : "Renversant une formule fameuse de Hegel, je notais déjà en 1967 que «dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux». Les années passées depuis lors ont montré les progrès de ce principe dans chaque domaine particulier, sans exception." Puis il poursuit : "Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes d’État en voyage ont été conviés à admirer in situ. Cela prouve donc, puisque l’on a pu se moquer d’eux si cruellement, qu’aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs conseillers, d’un seul individu qui connaisse l’histoire de l’art, en Chine ou hors de Chine."
La fausse armée du Grand Empereur (qui est considéré par ailleurs comme le père de la Grande Muraille, qui elle, est bien réelle) incarne-t-elle un moment symbolique de cette société du spectacle ?

J.L. : L’incise « qui elle est bien réelle » est inexacte. La Grande muraille actuelle n’a rien à voir avec celle édifiée au temps du Premier empereur. Au demeurant Qin Shi Huangdi n’a pas édifié grand-chose ; il s’est borné à abattre les fortifications des anciennes principautés conquises et à compléter les fortifications extérieures pour en faire une ligne de défense continue contre les incursions nomades. Sa muraille consistait en un simple mur de terre damée, surmonté, à intervalles réguliers, de tours de guet où l’on allumait des feux d’alarme afin de prévenir les garnisons d’une éventuelle attaque. La muraille faisait office de voie de communication plutôt que de rempart. Elle permettait la transmission aisée et rapide d’un bout à l’autre des confins des ordres et des approvisionnements. La muraille actuelle qui adopte un tracé plus méridional que celle du Premier empereur, date des Ming. Maintenant, rehaussée, couronnée d’échauguettes, de créneaux et de pagodons, recouverte d’un parement de pierres de taille afin de se conformer aux canons esthétiques des studios Walt Disney elle n’a plus rien à voir avec le long serpent de terre ocre qui dans les temps anciens sinuait à travers la steppe.
 

Tête du Vieux Dragon, Muraille de Chine, Mer de Bohai
                
Mais pour revenir à votre question, vous citez les Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord où il renverse une formule de Hegel. L’on pourrait tout aussi bien se référer aux deux sentences symétriques qui flanquent l’entrée du Domaine des Illusions et des Mirages dépeint par le prologue allégorique du Rêve dans le Pavillon rouge : « Dès lors que l’on tient le faux pour le vrai, le vrai à son tour devient faux ; si du néant l’on fait l’être, l’être retourne au néant ».
 
De fait, nous sommes entrés dans l’ère de l'ersatz. La société industrielle marchande a imposé le règne universel de la laideur, si bien que nul ne sait plus juger du beau et du laid et l’idée même de valeur artistique n’a aujourd’hui plus aucun sens. C’est aussi un monde où la temporalité a été bannie. Le passé, quand il subsiste, ne peut exister que sous la forme du simili, il est un faux passé reconstruit de façon à en fournir une image édulcorée et remaniée, acceptable pour l’homme d’aujourd’hui, même si et surtout si cette édulcoration se présente sous les traits du gigantisme.
 

Palazzo Ducale (1999) Hotel The Venetian, Las Vegas


Palazzo Ducale (1340), Venise
 
A.M. : Si l'on peut rapprocher la mystification des guerriers d'argile du côté d'une critique esthétique ou idéologique, à la Walter Benjamin ou Guy Debord, ne faudrait-il pas également penser le statut de la supercherie en relation à la pensée chinoise ayant trait à la stratégie, au conflit et à la guerre. Sun Tzu dans l'Art de la guerre insiste d'ailleurs souvent sur la nécessité du mensonge, de la ruse, du subterfuge et de la simulation ?

J.L. : Je ne sais pas s’il serait vraiment pertinent de tirer de l’expérience stratégique d’un Sun Tzu des lois générales valables pour la civilisation chinoise dans son ensemble. L’empire du Milieu, considéré par d’aucuns comme l’empire des Signes serait-il avant tout l’empire du Faux ? Les Confucéens étaient farouchement hostiles à la conception de la guerre d’un Sun Tzu et de l’école des stratèges. Pour eux, les guerres se gagnent grâce à la Vertu. Le prince véritablement sage soumet les peuples par l’exemple qu’il donne de la charité et de la justice. Le rite est plus puissant que la force des armes et l’influence civilisatrice subjugue les peuples étrangers ou ennemis sans coup férir. Il ne saurait donc être question de recourir au mensonge, même dans les activités guerrières. Et puis, l’Occident est tout autant le royaume des mirages et de l’illusion. Feuerbach pense au monde chrétien, et particulièrement au christianisme de l’Occident tardif, quand il dit dans sa préface à L’Essence du christianisme : « Et sans doute notre temps .... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être ... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. » Le recours au faux a une longue histoire en Occident. Il a ses lettres de noblesse, si je puis m’exprimer ainsi, depuis bien avant le Moyen-âge. Et si l’on écrivait une Histoire de la Falsification, comme Borges a pu écrire une Histoire de l’Infamie, le monde chrétien y figurerait en bonne place.
 

Saint Luc peignant la Vierge de Guercino (1563)
Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City

 
La Donation de Constantin, décret soi-disant rédigé par Constantin par lequel il léguait un tiers de son empire à l’Église pour remercier le pape Sylvestre de l’avoir guéri de la lèpre, est un faux composé au VIIIe siècle pour donner un semblant de justification légale aux prétentions papales au pouvoir temporel. Les Protocoles des sages de Sion, prétendu manifeste d’une organisation secrète composée d’anarchistes et de banquiers juifs pour s’emparer de tous les leviers du pouvoir, se sont avérés être quant à eux un libelle fabriqué, vers la fin du XIXe siècle, par les services secrets tsaristes afin de discréditer les chefs révolutionnaires et détourner le mécontentement populaire sur les juifs. Et dans ce dernier cas les faussaires ne s’étaient même pas donné beaucoup de peine pour que la supercherie ait l’apparence du vrai ; le document avait été compilé à partir de bribes de citations des Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, pamphlet de Maurice Joly contre Napoléon III ! Mais il faut dire à leur décharge qu’un minimum de vraisemblance était à peine nécessaire : les peuples d’Europe, travaillés par un antisémitisme viscéral, ne demandaient qu’à croire à un complot juif. Et enfin qu’est-ce que l’affaire Dreyfus sinon une accumulation de falsifications, de mensonges et de contrefaçons émanant des plus hautes instances de l’armée française ?
 

L'Affaire Dreyfus, film de José Ferrer (1957)
 
Certes dès les premières pages, Sun Tzu affirme que « la guerre repose sur le mensonge. ». Mais la formule doit être replacée dans le contexte de la philosophie chinoise et plus spécifiquement de son ontologie, plutôt que d’y voir le signe d’un statut particulier de la supercherie propre à la civilisation chinoise. Je crois que pour comprendre de quoi il retourne le mieux est de partir du 7ème stratagème des 36 stratagèmes intitulé : « Créer de l’être à partir du rien ». La formule est glosée de la façon suivante par le compilateur anonyme: « Un mensonge n’est jamais tout à fait un mensonge, car tout mensonge vise à créer une réalité à la façon du jeune yin qui devenu vieux yin mute en vieux yang. » Je n’entrerai pas dans le détail des implications hexagrammatiques de la sentence, je me contenterai de fournir l’explication de cette profération obscure fournie par un sous commentaire ; il est suffisamment éclairant : « Le mensonge ne consiste en rien d’autre qu’à faire passer le non-être pour l’être. Mais un mensonge ne peut durer trop longtemps sans être percé à jour. Aussi le non-être ne saurait rester éternellement lui-même. Il faut qu’il accouche de l’être ; ainsi fera-t-on naître la réalité de l’illusion, surgir le plein du vide. Le rien ne peut venir à bout de l’ennemi, il faut qu’il sécrète un minimum d’être pour en avoir raison. » Pour comprendre ces développements, il faut savoir que, contrairement à la philosophie grecque dont nous sommes tributaires, la philosophie chinoise donne la prééminence au non-être sur l’être. C’est le néant qui, en tant qu’inconditionné, est pourvu de la puissance créatrice, aussi le yin assimilé ici à une absence d’être, à la vacuité, est doué d’un souverain pouvoir d’engendrement. L’identification de la guerre à la duperie a des conséquences importantes sur le plan philosophique. En tant que lieu privilégié du mensonge, la guerre se situe nécessairement sur le plan du non-être. La ruse répond, dans la sphère de l’action, au sophisme dans le domaine du discours. Et, pour peu que l’on suive Platon dans ses analyses, le propre du sophiste étant de se mouvoir dans le non-être, le général sera un maître des illusions, un manipulateur d’apparences ; il est lui aussi un spécialiste des arts du vide. L’art de la stratégie se limite donc à ne pas se manifester afin de contraindre l’ennemi à trahir ses dispositifs. Sitôt qu’une des parties sort de l’invisible pour faire intrusion dans la sphère du visible, elle donne prise. Toutes les manœuvres militaires concourent à ce seul effet : percer à jour la véritable situation de l’adversaire, le dépouiller de ses voiles de mensonges, le faire apparaître dans sa vérité nue.
 

Leurre militaire : faux hélicoptère gonflable Bell OH-58 Kiowa
 
Le véritable stratège est celui qui, soustrait du monde des formes, se fait le maître des réalités sensibles. Nous sommes donc dans un univers conceptuel légèrement différent de celui du faux ou de l’ersatz ; même s’il s’agit de faire passer le vrai pour le faux et le faux pour le vrai, la différence entre le vrai et le faux reste fondamentale, car l’art stratégique consiste précisément à être capable de faire la part entre le réel et ses fausses représentations. Tout au contraire, la falsification ne vise à rien d’autre qu’à effacer la distinction entre les deux, la représentation se substitue au réel, elle devient la seule réalité qui disparaît derrière son reflet. Dans le monde de l’image et du faux-semblant toute réalité ne peut être vécue que sous forme d’image. L’Invention de Morel de Bioy Casares, en fournit l’une des illustrations allégoriques les plus parfaites ; mais on pourrait soutenir que déjà Les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos, roman de mœurs dont le sujet réel est la naissance de la vulgarité bourgeoise, laquelle s’annonce à travers le fétichisme de la représentation, ne se donne pour une réflexion sur le paradoxe du Menteur, comme le prétend Pierre Bayard, que parce qu’en réalité il traite du Spectacle, c’est à dire de l’impossibilité de vivre intensément les choses qu’à travers le regard d’autrui intériorisé par le soi. Chez Laclos, déjà le reflet (sous la double forme du voyeurisme et du narcissisme) est en train supplanter la réalité.
 

photomontage de Alessandro Mercuri


A.M. : "Le défunt empereur fut enterré dans le vaste tombeau sillonné d'étoiles et parcourus de fleuve de mercure scintillants", écrivez-vous. La description historico-littéraire et néanmoins légendaire du mausolée est tout aussi artificielle que ne le sont en réalité les fausses statues d'argile. La philosophie chinoise n'instaure-t-elle pas justement un autre niveau de réalité, un autre rapport entre le mythe, la pensée et l'histoire ? Ne pourrait-on pas imaginer la supercherie comme tout droit sortie d'un conte du Tchouang-tseu ?

J.L. : Vous dites d’un conte du Tchouang-tseu, mais ne pourrait-on pas dire tout aussi bien d’une nouvelle de Borges ? Un thème qui traverse tous ses écrits et qu’il module de différentes façons est celui de la représentation plus réelle que le réel ou qui, par son statut de représentation — c’est à dire d’image fidèle de la réalité — annule le réel ou tout au moins fait douter de sa réalité. Borges est véritablement hanté par cette question. Cela transparaît dans ses poèmes sur les miroirs et surtout dans ses nouvelles métaphysiques. Toutes tournent autour de la représentation et du reflet. Tantôt le simulacre se fait microcosme, et l’univers, dans toute sa richesse et sa complexité, se résorbe dans un mot voire une lettre unique, tantôt au contraire la représentation se dilate monstrueusement au point de coïncider avec le monde. En ce sens Borges rejoint effectivement certaines des préoccupations du philosophe chinois Tchouang-tseu. Cela est particulièrement frappant dans les « Ruines Circulaires », un conte fantastique qui raconte l'histoire d'un chiromancien qui essaie de donner réalité à un rêve et découvre après avoir exécuté son projet, que lui-même est le rêve d'un autre. Il est probable que Borges a emprunté la trame du rêve circulaire à l’anecdote de Tchouang-tseu qui, s'éveillant d'un rêve où il était papillon, ne sait plus s'il est un philosophe rêvant qu'il était un papillon ou le rêve d'un papillon se croyant philosophe.
 

The Dark Mirror (1946), film de Robert Siodmak
 
Le renversement accompli par le rêve n'est pas sans rappeler celui opéré par le miroir qui n’en est peut-être que la concrétion sensible ; tous deux fournissent le préalable à toute interrogation sur la réalité du réel. Tchouang-tseu recourt à la parabole du rêve du papillon pour saper nos tranquilles certitudes concernant l’existence de la réalité. L’apologue du rêve du papillon de Tchouang-tseu était parfaitement connu de Borges : dans « Nouvelle réfutation du temps » il s’en sert pour illustrer les implications ultimes de la théorie idéaliste, qui en mettant en cause la permanence du moi, aboutissent à la négation du temps et de l'espace.
 
Je me suis donc servi des notations consignées dans les chroniques historiques, qui fournissent une description imaginaire de l’intérieur du tombeau — lequel était sans doute lui-même une reproduction symbolique et réduite du cosmos —, pour conférer à cette histoire triviale une portée allégorique. Mon essai joue donc sur les doubles représentations du simulacre, chinoises et mythiques d’une part et littéraires et borgésiennes d’autre part. Cet aspect est d’ailleurs repris et développé dans le second essai du recueil « Les petits mondes du dictateur » entièrement dévolu à la question du rapport entre l’exercice de la domination absolue et la maîtrise des représentations symboliques du réel.
 

Fausses statues d'argile du Mausolée de l'empereur Qin Shi Huangdi,
Musée d'ethnologie de Hamburg (2007)



A.M. : Cette affaire pose également la question stratégique et économique du faux dans la Chine contemporaine. Ainsi en 2011, c'est tout un Salon de marque monégasque qui a été contrefait à Shanghai. Encore plus étonnant, en 2007, en Allemagne, le Musée d'ethnologie de Hambourg a dû fermer ses portes et suspendre une exposition présentant certains exemplaires des fameux guerriers d'argile. Après examen, il s'est avéré que ces statues étaient des faux. Les autorités chinoises ont par ailleurs confirmé la supercherie et affirmé que l'exposition allemande n'avait pas bénéficié de leur autorisation. Dans un monde dominé par des marques et des produits de consommation matérielle, spirituelle ou culturelle, le faux ne serait-il pas ontologiquement inséparable du vrai ?
 
J.L. : J’ai le sentiment, en effet, que les contrefaçons chinoises ne sont que le revers de la médaille de l’industrie du luxe. C’est parce qu’il existe des marques attestant la qualité « haut de gamme » d’un produit pour un public de parvenus, qu’il existe aussi une industrie visant à offrir à bas coût des imitations de ces marchandises qui ne se distinguent de la camelote courante que par le sigle, ou un vague design. Le véritable luxe ne saurait être contrefait. Il suffit de lire les romans de Balzac ou de Proust pour s’en convaincre. Les toilettes de la marquise d’Espart ou bien celles d’Odette Swann et plus encore celles de la duchesse de Guermantes sont des œuvres d’art qui n’ont nul besoin d’une griffe pour se signaler à l’attention des esthètes. Mais en revanche, elles passent inaperçues auprès de la foule quand elles ne sont pas trouvées choquantes ou ridicules. Si bien qu’effectivement on peut affirmer que dans le monde des marques, un monde où le signe se substitue à la chose, le faux est indissociable du vrai, tout bonnement parce que le vrai a cessé d’être. Quant à l’incident que vous rapportez concernant l’exposition du musée de Hambourg cela est d’autant plus cocasse que les faux incriminés ne sont pas plus faux que les statues authentiques qui n’existent pas, puisque, ainsi que nous en avons débattu plus haut, les guerriers, fantassins ou cavaliers, sont des fabrications de l’époque maoïste.


L'astronaute Jim Lovell s'entrainant pour la mission Apollo 13 (1970)


A.M. : Il semblerait que plus le mensonge est énorme, plus il en devient crédible. La supercherie ouvrirait également une porte sur l'univers de la fiction et du complot. La mystification n'est pas seulement l'un des thèmes majeurs de la littérature (de Gogol à Cervantès, de Sterne à Musil). Au XIXème, l'archéologue Heinrich Schliemann s'est inspiré de l'œuvre d'Homère pour transformer le mythe en histoire et découvrir les sites turcs et grecs de Troie et Mycènes. Inversement, à propos de l'atterrissage de l'homme sur la Lune, un sondage Gallup (1999) révèle que seulement 89 % d’Américains croient en la réalité de l’alunissage, 6 % étant persuadés du contraire et 5 % hésitant, encore entre la croyance et l’incrédulité. De la réalisation radiophonique La Guerre des Mondes (1939) au film documentaire et fiction F for Fake (1973), en passant par son adaptation de Don Quichotte (1959), Orson Welles n'a eu de cesse de mettre en scène le mensonge et l'illusion comme moteurs même de l'activité des hommes. Y aurait-il selon vous une place pour élaborer une métaphysique ou poétique de la mystification ?
             
J.L. : Sans doute. Nous en avons déjà examiné plusieurs exemples : les statues de terre cuite, les Protocoles des sages de Sion, l’affaire Dreyfus et on pourrait y ajouter l’incendie du Reichstag. Mais peut-être faut-il prendre les choses de plus haut. Dans les sociétés totalitaires comme la nôtre ou comme la Chine ancienne, qui en présente la préfiguration archaïque, le Pouvoir se diffuse à travers l’ensemble du tissu social, et aboutit à ce que Marx a appelé la socialisation totale de la société en mettant chacun dans la dépendance de l’autre. Contrôlant chaque organe du corps social, l’État est maître de toutes ses manifestations, même celles qui semblent les plus spontanées. Dans un tel système, tout fait partie de l’État, même l’opposition et la dissidence ; le terrorisme, loin d’être la manifestation d’une quelconque extériorité, est son émanation la plus pure : non seulement les groupuscules censés menacer l’ordre n’échappent aucunement à sa vigilance, mais ils servent de justification aux mesures répressives qu’il édicte, ainsi que le montrent d’ailleurs certains développements de l’actualité récente.
 
Giorgio Agamben, dans son Homo Sacer, croit pouvoir rapprocher le concept d’exception souveraine qu’il dégage de la théorie de l’État élaborée par Carl Schmitt de la notion d’événement d’Alain Badiou. Celui-ci, appliquant les catégories d’appartenance et d’inclusion de la théorie des ensembles à la politique, définit l’événement comme un élément dont l’appartenance à la situation apparaît, du point de vue de la situation, indécidable et est donc tenu par l’État comme une excroissance -- c’est à dire une anomalie. Ainsi l’exception exprimerait l’impossibilité pour un système de faire coïncider l’inclusion avec l’appartenance et de réduire à l’unité toutes les parties. Mais en réalité, il n’en va nullement ainsi dans les grandes structures étatiques. Celles-ci savent réduire toutes les parties à l’unité en fabriquant elles-mêmes des événements de toutes pièces. Elles ne sont prises au dépourvu que pour désarçonner un adversaire lui-même désemparé par l’imprévisibilité du cours des choses. L’État ne feint de se laisser surprendre par l’exception que pour reprendre en main la situation, car c’est lui qui décide, en dernier ressort, de l’État d’exception. Le Pouvoir suscite les troubles qui nécessitent le recours à des mesures d’urgence, afin de rester maître du jeu : c’est là le meilleur moyen de restaurer l’ordre dans la société et d’assurer sa prise sur les individus, en édictant les mesures coercitives requises par la gravité du moment. De telles tactiques, énoncées de la façon la plus claire par Han Fei, le théoricien du pouvoir absolutiste et centralisé chinois du IIIe siècle av. J.-C., ont été tout au long de l’histoire, aussi bien en Chine qu’en Occident, appliquées par les Princes et les États.



La plupart des complots contre la sûreté de l’État cachent le plus souvent un autre complot fomenté par l’État lui-même contre la sûreté des citoyens et la liberté des individus. Ces questions sont abordées au demeurant dans l’essai intitulé « La Chine est un cheval et l’univers une idée » qui donne son titre au recueil, puisque j’y traite, à travers l’exemple privilégié de L’Homme sans qualités de Robert Musil, de l’importance de la distorsion des mots et des choses — du mensonge, pour appeler les choses par leur nom — dans l’élaboration des systèmes totalitaires. Et mon roman le Coup du Hibou raconte un complot aux dimensions mondiales dont les implications prennent leurs racines dans la nuit des temps, en s’inspirant du célèbre roman d’espionnage métaphysique de Chesterton Un nommé Jeudi.
 
Mais, je vous l’accorde, le mot mensonge est un terme ambigu : si Ciliga a intitulé son expérience des camps staliniens « Voyage au pays du mensonge déconcertant », Hésiode parle de « beau mensonge » à propos de Pandora, le piège dépêché par Zeus à Épiméthée sous les traits séduisants de la Femme. Il est vrai toutefois que ce mensonge est le produit d’un conflit de ruses et de duperies entre le titan et l’occupant de l’Olympe. Dans la mesure où Prométhée est une représentation exemplaire de l’Homme en ce qu’il a de divin et de mortel, il semblerait que pour les Grecs, le mensonge soit consubstantiel à l’humanité. De fait, sans l’illusion, qui est fille de l’imagination créatrice, il ne saurait y avoir ni art ni science, ni littérature. Et l’on pourrait fort bien à la façon de Gorgias se livrer à un éloge du mensonge. Toute la beauté du Tchouang-tseu tient en effet à ses mythes, ses fables et ses fantasmagories qui, par leur irréalité même, nous obligent à nous interroger sur l’irréalité du réel et sur la réalité de l’irréel.
 

Défilé militaire, célébration du 60ème anniversaire
de la fondation de la République populaire de Chine, Pékin, 2009

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