ADDICTS
DIAL B FOR BRIGITTE
Alessandro Mercuri __ 06 avril, 2012
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(...) Bonjour Brigitte, ici, c’est Christian de Spa. Heu, je te téléphone pour te demander de me retéléphoner…, j’ai plusieurs choses à t’expliquer et une chose à te demander mais, heu, ce sera plus facile de te le dire si tu me retéléphones. Essaie - et vite - de me téléphoner entre trois et six heures. Voilà merci et à tout à l’heure.

 
Créée et présentée en première au Théâtre National de Bruxelles, Brigitte est une installation audio-vidéo de Jean-Benoît Ugeux et Wolfgang Natlacen. Brigitte est aussi une histoire belge wallonne où l'aspect insidieusement comique laisse place à un malaise diffus et où l'inquiétude se transforme en un sentiment de crainte et d'épouvante.

Histoire de fuite, de perte et de disparition, Brigitte est une installation d'horreur sans meurtre, ni hémoglobine mais où la sueur et l'angoisse y sont plus froides que la mort. Si le voyeurisme a généralement à faire avec le regard, ici la transgression a à voir avec l'oreille. Comme l'indique le texte de présentation de l'œuvre : "Une cassette audio sans aucune indication est trouvée dans la rue. A son écoute, il s’avère qu’elle provient du répondeur d’une certaine Brigitte."
 
Pendant près de vingt minutes, l'auditeur sera confronté à l'écoute de messages téléphoniques laissés par des hommes et des femmes de plus en plus anxieux, attristés ou excédés par l'absence et le silence de Brigitte. Visiblement, l'héroïne est en délicatesse avec un certain nombre d'entre eux.
 
(...) Brigitte, c’est Marie-Rose ici, tu as intérêt à m’apporter le reste de mon argent parce que j’ai mis la police sur le coup ! Tu as intérêt, hein ! Ça, j’aime autant te prévenir, hein, parce que tu ne seras jamais tranquille, hein, tous les jours, on sera devant ta maison, hein. Ça, j’aime de te dire, hein ! Et tes parents auront été prévenus, hein. Voilà, au revoir, … c’est malheureux pour tes gosses.



Volatilisée, Brigitte n'est pas sans évoquer à la fois le personnage et le moteur même du grand genre narratif spectaculaire du XXème siècle : le film noir. Brigitte incarnerait la figure emblématique et ambiguë de la femme disparue, celle qui a fui et s'est évanouie, ou encore celle qui s'en est allée, n'étant plus de ce monde. L'image de Brigitte s'est-elle estompée là ou son corps sera retrouvé ou bien a-t-elle refait sa vie sous une nouvelle identité. Brigitte n'est-elle déjà plus Brigitte ? Le spectateur-auditeur ne peut s'empêcher d'imaginer ce que jamais il ne verra et qui demeurera indécidable, dénué de dénouement et dont il ne pourra en saisir les tenants et aboutissants. Il remplit donc les trous et les absences, de fiction. Cette mise en fiction involontaire où le spectateur imagine malgré lui l'invisible (le hors champ) et l'impensable (la catastrophe) est renforcée par le dispositif visuel de l'installation.
 
(….) Bon maintenant Brigitte, j’ai porté plainte maintenant à la police … à Bevercée.
 
(….) Établissements Müller. Vu que nous n’avons pas reçu le paiement à ce jour, nous remettons cette affaire à la… à notre avocat. Au revoir. Merci.
 
Assis au centre de la pièce, le spectateur regarde projetés aux murs, quatre plans séquences, quatre prises de vues où un paysage de route défile. Routes droites ou sinueuses, routes enneigées, routes de campagne entre chien et loup, routes de nuit éclairée par les phares du véhicule. La contemplation mobile du paysage qui défile, disparait et se renouvelant à l'identique, plonge le spectateur en un lieu hypnotique, propice aux mouvements de l'esprit. De manière quasi littérale, cet espace est comme habité par une double ligne de fuite : une ligne de fuite optique de l'horizon qui ne cesse de se dérober, et une ligne de fuite en avant ou de fugue, le long d'une route qui semblerait ne mener nulle part et sur laquelle Brigitte inexorablement s'enfoncerait comme pour mieux disparaitre dans l'immensité du paysage ou l'obscurité de la nuit. La bande magnétique du répondeur couplée au paysage se transformerait alors en voix off à la manière de la célèbre scène de film noir, thriller d'épouvante, où après avoir volé 40.000 dollars, le personnage de Marion Crane s'enfuit de Phoenix, à bord de sa voiture. Au cours du voyage diurne, nocturne et pluvieux, le personnage imagine des voix discuter avec animosité de son larcin. Si le personnage de Brigitte rappelle celui de Marion, si l'installation Brigitte rappelle dans sa pulsion scopique, le dispositif narratif et scénique du film Psycho d'Hitchcock, la ressemblance s'arrête là. Car si Marion est un personnage de fiction, Brigitte, elle, est une personne bien réelle. 




Ici la juxtaposition du son et de l'image, des voix enregistrées sur bande magnétique et des paysages filmés en vidéo renvoie à un lugubre mouvement de néantisation des êtres et des choses. Entropie de l'horreur ? Brigitte forme une conjoncture dont la dégradation d'apparence irréversible appellerait l'imminence d'une catastrophe. Mais au cours de ce cauchemar éveillé, ne prévalent que le silence et l'absence, l'effacement et la disparition. Si Brigitte est bien réelle, elle n'existe qu'en creux, dans la parole de ces créanciers et personnes auprès desquelles l'héroïne absente a contracté une dette financière ou morale. Avec Brigitte, les secrets ne remontent plus à la surface tels des feux follets mais sombrent sans fin dans l'obscurité glacée des grands fonds.
 
(….)  Si j’savais au moins a quoi tu penses…
 
 
 
images et illustrations de Jean-Benoît Ugeux et Wolfgang Natlacen
 
- www.brigitte.fm
- www.natlacen.com
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