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Le 17 avril 1961, par une nuit de lune noire, aux douze coups de minuit, la CIA lance une opération militaire secrète : le débarquement de la baie des Cochons. L'invasion en vue de renverser le gouvernement cubain de Fidel Castro est un échec retentissant.
Le 28 octobre 1492, aux antipodes de la baie des Cochons a lieu le débarquement de la baie de Bariay. Christophe Colomb débarque alors à Cuba... pensant être au Japon. C'est donc tout naturellement qu'il envoie à l'aube deux conquistadors arpenter l'île du soleil levant et des cannes sucrées à la recherche du Grand Khan ou plus précisément des Shoguns Muromachi qui règnent alors en maître sur l'île, de Kyoto à Guantanamo.
Quelques années plus tard, sur une troisième île, en Angleterre, Thomas More achève en 1516 la rédaction de son œuvre majeure
Utopia. L'île politiquement mystérieuse d'
Utopia est un néologisme dotée d'une double étymologie :
ou-topos et
eu-topos. D'un côté, un
topos, lieu qui n'est nulle part et de l'autre un lieu dit du bonheur.
Quelques siècles après Christophe Colomb et Thomas More, Cuba a donc rejoint le royaume utopique du marxisme-léninisme. Alors que l'Empire soviétique s'est écroulé, l'île caribéenne résiste encore et toujours aux envahisseurs du libéralisme mondialisé. Mais, le 14 mai 1994, Michel Villand, un homme d'affaire breton installé à Marseille débarque lui aussi, à son tour, sur l'île.
Rico Parra interprété par John Vernon dans
Topaz (1969) d'Alfred Hitchcock
18 ans plus tard, en 2012, il fait paraitre un ouvrage intitulé
Mon Associé Fidel Castro. Ses mémoires cubaines ne sont ni un roman, ni une œuvre littéraire, mais un témoignage, le récit véridique d'une incroyable aventure, comédie dramatique extravagante et paranoïaque, qui oscille entre le loufoque et le tragique. Comme dans une histoire de Pagnol, revue et corrigée par Kafka et Cervantes, l'homme d'affaire décide de créer à Cuba un réseau de boulangeries et de convertir l'île communiste aux bienfaits de la baguette et des croissants français. Le leader Maximo a bien entendu une tendresse non feinte et toute relative pour la France. Fidèle à ses convictions, Castro admire non pas la fille aînée de l'Église mais la mère patrie de toutes les Révolutions, la France et sa sainte trinité républicaine ou corollaire publicitaire : Liberté-Égalité-Fraternité. Réciprocité oblige, le leader cubain bénéficie d'une certaine bienveillance tacite ou affichée d'une partie de l'intelligentsia médiatique et du Политбюро, Politburo culturel français. Cela tombe bien car Michel Villand est lui-même un ancien compagnon de route du mitterrandisme victorieux, de cette force tranquille qui voulait changer la vie.
Fidel Castro interprété par Fidel Castro dans
Topaz (1969) d'Alfred Hitchcock
Mon Associé Fidel Castro. De quoi ce titre est-il le nom ? comme dirait l'autre, Alain Badiou, l'immense méta-coco-physicien français. Quel jugement biaisé prédétermine pareille aventure ? Quel est ce regard louvoyant qui attire le loup noir capitaliste dans la blanche bergerie communiste ? De quel droit mêler de tels dissemblables vocables, l'
associé, terme issu du monde de la libre entreprise bassement matérialiste et
Fidel Castro mythe vivant du matérialisme tropical dialectique ? "Biaisé" dites-vous ?
"Je ne parviens à rien qu'en biaisant et rusant avec moi-même" écrivait André Gide en 1912 dans son
Journal, phrase qu'aurait pu faire sienne Fidel Castro dans le premier volume de ses mémoires parues en 2012, au titre si kitschement sartrien,
Les Chemins de la victoire. Ainsi son
associé est ce marathonien du discours politique fleuve dans lequel on peut si longuement se baigner (record mondial de 7 heures et 10 minutes) mais aussi la victime du plus grand nombre de tentatives d'assassinat (record de 638 tentatives commanditées par la CIA et autres apparentés contre-révolutionnaires). Si son
associé est Fidel Castro, la raison n'est en réalité que toute naturelle, presque banalement constitutionnelle. Car en vertu du régime d'économie planifiée, la compagnie est détenue à 51% par l'État cubain. Au delà du mythe, demeurera toujours la loi. Et comme disait Franz K. :
"Devant la porte de la Loi se tient un gardien." Autobiographie d'une aventure cubaine,
Mon Associé Fidel Castro retrace donc la création et l'exploitation rocambolesque d'une boulangerie industrielle et d'une chaine de boutiques. Afin de résister économiquement aux multiples et cruels embargos américains, le régime autorise l'aventure commerciale. Mais une fois l'affaire devenue florissante, les ennuis vont commencer et l'étau implacablement se resserrer.
Au pays de l'orthodoxie
cubamuniste, le pragmatisme économique se révèle une utopie, mais les décisions politiques irrationnelles, les incessantes luttes d'influences, une réalité. Entre espionnage permanent, détournement de salaires des employés au profit du régime, vols et tentatives de sabotages, notre aventurier voit peu à peu l'entreprise lui échapper. Installé pendant plusieurs années sur l'île, Michel Villand devient un témoin privilégié du système castriste.
Ramos Clemente interprété par Peter Falk dans
The Mirror - Twilight Zone (1961) de Don Medford et Rod Serling
"Comment le pays en est-il arrivé à ce stade?" s'interroge l'auteur
"Comment s’est-il effondré de la sorte? Par quel chemin tortueux la Révolution cubaine a-t-elle accouché de ce régime fidéliste liberticide ? Une grande partie de la réponse tient en trois mots: corruption, délation, répression. À l’instar du modèle soviétique, Fidel a consolidé son pouvoir en maintenant son peuple sous contrôle, et la meilleure façon de le contrôler, c’est de le maintenir dans un état de privation permanent." L'affaire se résoudra non devant un tribunal de la Havane, mais devant la Cour d'Arbitrage International de Londres. On laissera au lecteur le soin de découvrir l'accord passé entre les deux parties : Michel Villand et son associé.
Comme dans une histoire de Pagnol, revue et corrigée par Kafka et Cervantes. Car Michel Villand comme Don Quichotte incarnent à travers leurs histoires respectives, réelles ou imaginaires, la dimension incertaine, parodique et fictionnelle de toute véritable aventure humaine. L'idéologie - utopique en droit et dystopique en réalité - n'est-elle pas après tout une forme fictionnalisée du politique ? Fidel Castro et ses doubles ne-sont-ils pas les seuls personnages réels de l'histoire du XXème à figurer à la fois dans un épisode de
Twilight Zone (
The Mirror, 1961) et dans un film d'Alfred Hitchcock (
Topaz, 1969) ? Oscillant entre mythe vivant et mythomanie décrépie, on en viendrait presque à se demander si Fidel, en grand manipulateur tirant toutes les ficelles, n'était pas le véritable auteur de
Mon Associé... et Michel Villand un narrateur malgré lui, découvrant peu à peu l'étendue des manœuvres ? A ce titre, les chapitres consacrés aux rapports de El Commandante à la Santería, aux "prêtres" Babalao, à la religion Yoruba et aux techniques d'envoûtement, ces "scènes de la vie socialo-occultiste" pour reprendre la terminologie de Philippe Muray, sont ethnologiquement parlant édifiants, incroyablement véridiques mais aussi étrangement surannés comme si le narrateur plongeait le lecteur dans un thriller exotique des années 50, à l'ironie douce-amère, technicolor et "cocollywood".
Ramos Clemente interprété par Peter Falk dans
The Mirror - Twilight Zone (1961) de Don Medford et Rod Serling
Et derrière le chatoiement tropical, les complots, la fièvre paranoïaque, la mort rode encore et toujours. Fidel et son frère Raúl, les deux marionnettistes dictateurs font l'objet de nombreuses blagues à Cuba.
«Écoute celle-ci : c’est un vieux communiste somnolant dans la grande salle du théâtre Charles Chaplin, rebaptisé Karl Marx depuis l’avènement de la Révolution. 5000 personnes attendent Fidel et son frère Raúl. Le temps passe et le vieux communiste s’endort profondément. Un rat traverse alors la scène et la foule se met à crier : “Il faut le tuer ! Il faut le tuer !” Réveillé en sursaut, le vieux communiste se dresse alors subitement en hurlant : “Et son frère aussi ! Et son frère aussi !” »
Fidel Castro et Michel Villand
Michel Villand et Francis Matéo - Mon Associé Fidel Castro - Max Milo - 2012