KISS ME DEADLY
WOMANITY ou les baisers de lycaon
Cécile Mainardi __ 06 janvier, 2014
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Aussi bien filmée soit-elle, la scène du baiser où la femme embrassée de force fond comme de la glace à la vanille sous l'effet décongelant d'un baiser, et de rétive qu'elle est au départ devient consentante, ne tient pas. On n'y croit pas. On n'y croit plus. La femme est un nerf contracté par l'homme, le baiser son décontractant. La femme ne veut pas de tel homme, mais elle veut toujours d'un baiser, même pris de force, même dérobé. Les relents de violence machiste dont la scène est imprégnée ne passent plus aujourd'hui. Et l'on ne voit plus guère de telles images que dans les vieux westerns. Elles ont comme on dit fait leur temps. L'histoire et l'avancée du féminisme les a dieu merci balayées de l'écran. La seule fois peut-être cependant où j'y ai vraiment cru, encore une fois c'est dans Blade Runner. La distinction biologique des personnages (un homme réel, une humanoïde) l'explique en grande part, tout comme l'inexpérience proprement inouïe du personnage féminin qui vit là son premier flirt avec un humain. Bouleversement de paradigme, les propriétés du baiser sont d'un coup renversées : au lieu de prodiguer l'oubli, c'est la mémoire (la mémoire encodée dans le tout jeune cerveau de la « réplicant ») qu'il fait resurgir[1].
 

extrait de "Rose activité mortelle"
 
Je m'explique.
 
La belle réplicant brune, programmée pour quatre années de vie, n'a jamais encore embrassé d'homme, elle est pour ainsi dire vierge, d'expérience comme de souvenir. Sa seule connaissance en matière sexuelle relève en réalité du talent de son fabriquant, de ce qu'il a installé ou pas comme programme libidinal dans sa carte mémoire. À l'instar de la connaissance pianistique dont elle fait preuve dans la scène précédente (comme par hasard), elle la découvre en la vivant, elle la sait en l'expérimentant[2].
 

image et suivantes : Blade Runner de Ridley Scott - 1982 - tous droits réservés
 
Quand vient donc pour elle le moment de subir les assauts amoureux de celui qui à ce stade de l'intrigue la traque et, menu détail, est là pour la tuer, elle a vraiment de quoi flipper. Que se passe-t-il ? Que va-t-il se passer ? Brouillage total. Elle ne comprend plus rien à la scène, se demande à quelle sauce va-t-elle donc être mangée ? Blanche souris de laboratoire, elle court effarouchée aux quatre coins de la pièce. Mais le baiser d'Harrison Ford a tôt fait de lui rafraîchir la mémoire, d'exhumer ce savoir enfoui, de lui « réinitialiser le programme ». L'application « kissing » est comme qui dirait lancée. Pas de doute, cette mémoire elle l'a. Fougueuse et frémissante, elle s'enflamme au baiser du héros. Et, s'abandonnant sans mesure à sa volupté, elle règle sur lui son niveau de mémoire comme on règle les niveaux d'huile d'un véhicule : tout baigne.
 

 
À moins que, plus vraisemblablement (ce qui revient au même pour nous qui voyons ces fascinantes images[3]), elle ne succombe au charme tout humain d'un Harrison Ford au point d'en devenir réellement femme et de sortir de sa condition de réplicant — chrysalide sexuelle en plein un univers robotique. O pure magie des corps ! Elle abdique son intelligence artificielle, accède aux paradis hormonaux. Courant de pur instinct ! Son attirance toute physique pour Harrison Ford est plus forte que tout. Elle n'obéit plus à aucun programme, les excède tous, transcende sa nature de machine. L'emportant ainsi dans un vertige des sens, le baiser de son pourchasseur la rapatrie au sein d'une humanité fragile, en même temps qu'aux abords du continent féminin. Il ne la ré-initialise pas, mais il l'initie (car c'est bien d'initiation qu'il s'agit, pas d'initialisation), la naturalise femme en la dénaturant robot, amorce sa métamorphose, ses métamorphoses, son devenir humain et son devenir femme. Belle fable que celle-là : les deux devenirs s'accomplissent en même temps. Et ça n'est plus seulement le devenir-femme (cette femme qui selon Lacan est identifiée par l'homme), c'est aussi le devenir-humain qui se réalise sous nos yeux par cette magique union des bouches, l'humanité qui se transmet par le baiser, telle cette maladie réputée mortelle chez les lycaons (seuls animaux à ma connaissance capables de se rouler des pelles[4] en enroulant leur langue dans la gueule de l'autre pour marquer leur contentement d'être ensemble), fléau qui en décime parfois des meutes entières. Force dés-identifiante du baiser, cette fois tu identifies !
 

 
Womanity pourrait être le nom de ce nouvel état, le résultat de ces métamorphoses, de cette métamorphose en étoile. Mais ne rêvons pas, Womanity, dernier parfum de Thierry Mugler 2010[5], prône au contraire une nouvelle humanité faite de femmes uniquement, ou plus perversement, cherche à entériner la désormais épochale séparation de deux humanités : celle des femmes d'un côté et celles des hommes de l'autre. Le clip de promotion du parfum montre des guerrières en heaume façon péplum (amazones au service de quelle guerre implicite ? En armes contre quel ennemi non identifié ?). Elles sont quatre (en réalité deux + les deux-mêmes masquées — la féminité comme mascarade) à l'intérieur des quatre cases en quoi se divise l'écran — et se suffisent amplement à elles-mêmes, ainsi reflétées dans ces narcissiques miroirs — « Le plus important c'est ce qu'une femme apprend de l'autre », précise une phrase en exergue du clip. De l'autre femme bien sûr. Comme si l'hystérie propre à notre époque faisait qu'elle ne pouvait plus, ne devait plus l'apprendre d'aucun homme. Fin de la complémentarité rilkéenne homme/femme, contre-prophétie lacanienne. On est bien loin des paradis « hyper-hétéro » de Ridley Scott désormais obsolètes, où c'est à partir de l'autre, d'un « alter » plus que d'un « hétéro » (la femme, l'androïde, le malade, l'enfant — ce tout jeune généticien marionnettiste souffrant d'un vieillissement précoce qui fait de lui un vieillard-enfant), que se fonde une humanité augmentée, une humanité qui ne s'opposant plus au monde des non-humains, des mal-humains, des peu humains ne s'oppose plus à elle-même et porte la possibilité de croire justement encore en un monde.
 
Une « womanity » faite exclusivement de femmes contre une humanity faite d'hommes ? Une « womanité » à la place d'une humanité d'hommes et de femmes conjoints, librement adversaires, jamais étrangers ni ennemis ? Une autre, une nouvelle humanité ? Une humanité de plus ? Une humanité de moins ? Ou plus d'humanité du tout ? Mariage pour tous, mais communauté pour personne, car notre parfum sucré-salé, à base de figue et de caviar (au chutney de figues, ça ne s'invente pas ! et laisse rêveur quand on sait le sens qu'a le fruit en italien — « concentré de chatte ») fleure bon le différentialisme homme/femme, creuse le séparatisme, prohibe la mixité, et semble inventer un nouveau racisme, un nouveau type de ségrégation, non plus de peau cette fois, mais de chromosomes. Dans le grand village mondial, les hommes et les femmes font dorénavant case à part.
 





[1] À cet égard, le baiser que se donnent Camilla et Betty, les deux héroïnes réversibles de Mulholland Drive se fait aussi sur fond d'amnésie, ce qui le recharge d'une force absolument inchoative. Cf le poème ci-dessus extrait de "Rose activité mortelle".
 
[2] On est là en présence d'un cas singulier d'apprentissage. ça n'est pas le fameux « c'est en forgeant qu'on devient forgeron », ni le platonicien « apprendre, c'est se ressouvenir », mais un drôle de mixte des deux, quelque chose comme « c'est en forgeant qu'on sait déjà forger, en forgeant qu'on est déjà forgeron ».
 
[3] car la force fictionnante du film est telle qu'elle fait de ses interprétations une seconde fiction.
 
[4] cette expression, comme sa jumelle « rouler un patin » m'a toujours semblé ravaler l'épreuve du baiser à un exercice maxillaire aussi trivial et fun que celui de mâcher un chewing gum ou de manger des pop-corn. Dans ses voitures décapotables, l'Amérique a su formidablement mixer les deux. Qui n'a pas vu dans un film le garçon ou la fille s'enlever soigneusement un chewing gum de la bouche pour embrasser son ou sa partenaire ?
 
[5] Womanity est le premier parfum à la note sucrée-salée, une innovation dans la parfumerie, mais pour le coup peut- être trop futuriste
 

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