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ADDICTS
Toxic Dream
Alessandro Mercuri __ 08 juin, 2012
DE "L’IRREMPLAÇABLE EXPÉRIENCE DE L’EXPLOSION DE SMOBY"
D’ANITA MOLINERO
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« Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche (…) voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? (…) Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? »
René Descartes, Les Méditations métaphysiques, 1641
 
 
L’aube aux doigts de rose se lève sur un paysage de rouille et de ruines. L’action se situe au Nord-Ouest de Paris. Au-delà des murs aveugles, des hangars défraichis, des friches industrielles périphériques, à la Galerie Édouard Manet de Gennevilliers, Anita Molinero prépare une exposition où seront présentées de nouvelles sculptures de la série « L’irremplaçable expérience de l’explosion de Smoby ».
 
La création, la fabrication et le montage des œuvres a lieu in situ dans l’arrière cour de la galerie. Le sol est jonché de pièces détachées. Les assistants-collaborateurs de l’artiste s’affairent autour de ces entrailles de voiture : colonnes de direction, volants et suspensions, pots, tuyaux et boyaux d’échappement. Les pièces usagées sont remontées, détournées puis réagencées. Volant d’échappement, béquille de suspension. Étincelles de soudure, gerbes incandescentes, flashs de lumière, fumée jaillissant de flammes blanches.
 

image et suivantes extraites de la vidéo "Toxic Dream"
 
Aux jointures nouvellement créées, les vis, les écrous, les boulons autrefois si inoffensifs, si anodins, évoqueraient presque ceux qui jaillirent du cou difforme d’une créature contre nature : l’effroyable créature de Frankenstein. Le squelette mécanique reprend vie en une nouvelle forme à la fois improbable, extraordinaire et monstrueuse. Les tubes et poches métalliques semblent se transformer en organes et vertèbres, élevés à la manière d’un socle. La perception se trouble et bien qu’échappant à toute explicite figuration, l’ensemble s’anthropomorphise. On ne peut s’empêcher de voir en cette reconstruction mécanique, en ce qui tient debout « sur patte », une présence, ni tout à fait vivante ou animale, ni seulement industrielle ou technique : une présence hybride. Ainsi parle Anita Molinero: « Je ne fais pas de projet mais je visualise mon travail. J’établis des rapports de force. Pour cette exposition, je sais que j’allais travailler avec des tuyaux d’échappement de voiture. Et je me disais que dans la distorsion de ces tuyaux et dans les orifices, on sent qu’il y a du gaz, de l’intestin. Voilà le gaz… presque passe. Cela faisait longtemps que je voulais faire ça. Puis je visualise un objet. Et au moment où je le fais, il prend une forme que je n’avais pas forcément prévu. Puis j’oublie tout. Je me mets à tourner autour. Et entre la visualisation et les rapports de force, il y a la verbalisation. Si je ne me dis pas que des gaz passent par ces tuyaux et les distordent comme des intestins et sortent de manière vulgaire et même puante au bout de ces orifices, de ces canules, je n’ai pas envie de travailler avec. Si je ne me dis pas que ces phares ont l’air de regards exorbités et lumineux dans la nuit, je n’ai pas envie de travailler avec… » L’évocation semble comme poursuivre à sa manière l’énigme lacanienne « On voit que parler de corps n’est pas quand il s’agit du symbolique une métaphore ».
 

 
En anglais, pièces détachées mécaniques et parties organiques du corps se disent de la même manière. Ce sont toutes deux des « parts » : « auto parts » et « body parts ». La moite intimité gastrique est un miroir des entrailles automobiles. Siège ancestral des humeurs, la bile qui favorise la digestion des graisses, telle l’huile de moteur, peut être dite jaune, preuve d’anxiété ou noire d’un caractère mélancolique. A travers le récit d’Anita Molinero, ce qui participe de la verbalisation a plus affaire à une prise de parole poétique qu’à un discours formaliste souvent lisse, convenu, voire artistiquement correct. Il n’est pas question ici de « poétique » au sens d’une catégorie esthétique relevant d’une hypothétique science du beau. Il s’agirait plutôt d’une dimension poétique originaire, poiêsis, entendue comme création, action et faire (envie de travailler). Anita Molinero préfère « se dire » (si je ne me dis pas), alliant parole et animisme industriel plutôt que de parler selon la norme du discours critique objectiviste.
 
Dans l’atelier improvisé à ciel ouvert, les assistants de l’artiste retirent leurs casques anti-bruits, masques et lunettes à soudure pour revêtir une apparence plus inquiétante. Leurs visages sont désormais cachés derrière un masque à gaz. Débute alors le travail du feu qui mène à la dite « Irremplaçable expérience de l’explosion de Smoby ». Qui est Smoby ? Quel est-il et de quoi est-il le nom ? Un personnage de bande dessinée, de dessin animé, une onomatopée, un néologisme ? Fabricant industriel, Smoby est une marque de jouets et d’objets en plastique pour enfants. Une main recouverte d’un gant ignifugé ouvre le robinet d’une bonbonne de gaz. Une gerbe de feu jaillit d’un lance-flamme en direction d’une innocente maison d’enfant en plastique multicolore.
 


 
Les flammes lèchent ensuite un toboggan vert dont l’armature peu à peu se tord puis s’affaisse. L’objet moulé se déforme, mue et perd de sa consistance. Tel un magma vert en fusion, la matière se troue de cloques, bourgeonne. Bulles et bubons germent à sa surface en de monstrueuses et belles excroissances. Le plastique retourne à son indistinction première, à son état de matière brute qui s’écoule, s’épanche et déborde de lui-même. Mais cette transformation ne signifie pas le passage de la forme à l’informe. Bien plus qu’elle ne questionne la nature de l’objet dans sa fonction, sa forme et sa matérialité, l’action du feu impacte l’œil du regardeur comme un miroir de son esprit et appelle une phénoménologie de la perception.
 

Exciterne, 2007, techniques mixtes, 170 x 150 x 140 cm
 
Il existe un passage flottant de l’état de veille à celui de sommeil, une zone crépusculaire entre l’éveil et le rêve, état hypnagogique, où la conscience sur le point de s’endormir voit son objet de pensée s’altérer, se transformer, ses contours devenir flous, se déliter à en devenir indicible, insaisissable et hallucinatoire. On se trouve alors confronté à une présence irréductible dont on ne pourrait pleinement saisir la signification, car situé au-delà ou en deçà du sens. Au seuil de l’endormissement, cette désagrégation de la perception rétinienne ou mentale – image ou idée – est le champ où semble s’exprimer la nature même des formes et de leur rapport de force, c’est à dire leur plasticité, ce qui prend forme et donne forme à son tour. De même que la croute terrestre repose sur une succession de manteaux magmatiques, plastiques ou visqueux de roche et de métal en fusion, la partie émergée de notre conscience et de nos perceptions semble reposer sur un fond mouvant de figures étranges et étrangères à toute forme de signification. Et ceux qui l’ont expérimenté le savent : au-delà de la frayeur, de la peur de la dislocation, de l’écroulement et de l’engloutissement, tout séisme, tout tremblement de terre, est aussi un tremblement de sens d’où jaillit l’absurde. A la surface de la planète comme à l’intérieur de l’esprit, l’effervescence des formes prime sur la logique du sens, l’énergétique prime sur le concept. Dans ce trouble de la perception, advient une perte de contrôle. L’objet figé de la pensée s’échappe, devient mobile et mutant. Il devient. Il est en devenir. De même, le plastique travaillé par la sculptrice, d’apparence inorganique redevient matière vivante et génère une tension entre une nature tellurique et l’aspect industriel de l’artefact. Les coulures visqueuses de plastique rappellent l’origine pétrolifère du matériau.


Ultime caillou, 2009, polypropylène extrudé, palettes polypropylène, 
déchets ultimes, 60 x 130 x 140 cm


Sans titre, 2009, pneu-plastique
 
La sculpture est sortie de l’âge de pierre pour entrer dans celui de l’huile de pierre, de la rencontre de la petra (pierre) et de l’oleum (huile), la petra-oleum, le pétrole. « J’ai l’impression parfois de travailler avec ce qui est en train de devenir – et je fais un jeu de mot avec les énergies fossiles – mais parfois je me dit que je fais des fossiles pour le futur. » La déconstruction du produit industriel manufacturé en sculpture a pour origine une inversion des processus de fabrication. L’acte de destruction produit par le feu est concomitant à celui d’une création. Comme le dit Anita Molinero : « Certes, je suis provoquée par l’image et l’imaginaire à bon marché qu’on impose aux enfants à travers ces objets industriels si froids, irréels, sans texture ni épaisseur. Bien sûr, comme tout le monde, je trouve cela stupide, mais à la fois, quand je commence à travailler ces objets, j’essaie étrangement de détruire certaines images pour en faire naitre de nouvelles. Ce n’est pas en soi un geste de destruction. Je ne fais pas un travail radical dans le sens d’aller à l’extrême de la destruction car simultanément apparaît dans la destruction de l’objet, la découverte de sa plasticité. Cela pourrait être deux gestes qui se suivent comme avec les artistes qui sont dans la dénonciation, qui détruisent une icône pour la réagencer et la reconstruire après coup. J’ai l’impression que simultanément, je détruis, je transforme et au même moment, je crée, comme vous dites, un élan vitaliste. Et donc tel est, à mon avis, l’art d’une présence et d’une incarnation plutôt qu’un agencement qui serait plus un art postmoderne (rires), donc plus étudié, plus commenté et réfléchi dans les deux temps. A travers le geste par lequel je brûle, je déforme, où l’objet se défait, j’essaie dans cette simultanéité de figer l’objet dans son mouvement et là, c’est devenu un geste de création positif et presque joyeux. »
 


Sans titre, 2011, Cabanes pour enfants, pots d’échappement, 
283 x 278 x 170 cm et 300 x 260 x 144 cm
 
Trois pièces nouvellement créées de « L’irremplaçable expérience de l’explosion de Smoby » sont installées dans la galerie Édouard Manet de Gennevilliers. Deux toboggans de plastique sculptés par le feu montés sur leur structure de pièces détachées métalliques trônent au centre de la pièce. La relation haut-bas, plastique sur métal est à la fois hétérogène de par la confrontation et la différence de nature des matériaux et cohérente de par l’impression d’ensemble qui s’en dégage. Quelque chose à la fois de violent, brutal et terrifiant mais aussi de sensuel, érotique et dionysiaque. C’est un peu comme si la sculpture produisait sur le spectateur un effet entre la catharsis et l’oxymore, une union de sens contradictoires tiraillé entre une forme de dégout sublimé et de volupté. Anita Molinero fait fusionner deux actions antagonistes création-destruction en un troisième terme qui a pour figure la sculpture elle-même et qui telle une réaction chimique, catalyse et précipite le spectateur en une joyeuse apocalypse, un univers sensoriel emprunt d’un vitalisme vénéneux. La dimension dionysiaque de l’œuvre souligne son hybris, sa démesure, son débordement excessif des formes, sa liaison au toxique et à l’intoxication. Mais une autre divinité pourrait aussi être convoquée en la figure d’Héphaïstos. Dieu du feu, des forges, des métaux mais aussi des volcans terrestres ou sous-marins, Héphaïstos ou Vulcain chez les Romains, est une divinité industrieuse, quasi métallurgiste. L’une des premières sculptures mentionnées en Occident, quoique fictionnelle, est décrite par Homère dans l’Iliade. Il s’agit du bouclier d’Achille façonné par le dieu des forges sur l’enclume à l’aide d’un marteau et d’une tenaille puis finement ciselé en bas reliefs d’extraordinaires scènes représentant noces et festins, sacrifices et labours, bruits et fureur. Homère les décrit à la manière d’un tableau vivant. La bouclier-sculpture incarne la naissance de la représentation comme narration visuelle. La première sculpture est donc une arme de bronze. L’art et la guerre, la représentation et la destruction vont de pair, l’un servant de support à l’autre. Et c’est armé de sa « cuirasse plus éclatante que la splendeur du feu » fabriqué par Héphaïstos, que la terre se couvrit de « rosées teintes de sang » et qu’Achille terrassa ses ennemis : « Et la pointe de la lance le traversa jusqu’au nombril, et il tomba, hurlant, sur les genoux ; et une nuée noire l’enveloppa, tandis que, courbé sur la terre, il retenait ses entrailles à pleines mains. » A l’âge de bronze répond aujourd’hui l’âge de l’atome. 2800 ans après Homère et 15 ans après Hiroshima, Yves Klein réalise ses premières anthropométries, inspirées dit-il, de sa découverte des empreintes de corps laissées sur les murs lors de la déflagration nucléaire de 1945. Terrible ou obscène ironie, la bombe à uranium est baptisée du nom enfantin de « Little Boy ». Après l’art paléolithique des empreintes rupestres de mains négatives, l’humanité découvre les traces murales atomiques. L’horreur-apocalypse questionne le statut du visible et de l’invisible. A l’irreprésentable de la Shoah répond l’extrême figuration des traces irradiantes. Dans les deux cas, cependant la terminologie interpelle le feu : atomique avec la projection d’un souffle brûlant et holocauste désignant un sacrifice après immolation. L’impression de destruction et de désolation, le sentiment de finitude et de menace, irriguent les sculptures d’Anita Molinero.
 

Vue d'exposition, CAPC Bordeaux, 2010, Plaques de polystyrène,
dimensions variables
 
Mais paradoxalement, la brutalité et la noirceur du geste créatif ne révèlent rien de morbide, ni de « mortifère » car son travail ne participe ni de la dénonciation, ni d’un quelconque effet thérapeutique. Ainsi peut-on confronter les coulures de résine, expansions de César aux écoulements plastiques de la sculptrice. Anita Molinero oppose ce qu’elle appelle l’énergie fontaine de l’apogée industrielle désormais tarie, au démembrement industriel contemporain. La fascination pop a laissé place à un autre regard. « César regarde vivre et couler, émerveillé, cette nouvelle matière première tandis que moi, je suis dans une industrie démembrée, défaite… et donc je travaille le résiduel industriel qui n’a rien à voir avec le déchet au sens pathétique du terme. » Des œuvres antérieures du milieu des années 80 aux années 90, constituées et nommées cartons, mousses, plastiques, polystyrènes aux récents ensembles monumentaux persiste un goût prononcé pour les matériaux de construction, les débris, les détritus, les ordures et leurs contenants, sacs poubelle, poubelles et containers.
 

Sans titre, 2003
 
Sans titre, 2005 - Vue de la Force de l'Art02, 2009 : Poubelles en PVC fondues
 
« Je me refusais d’appeler ça sculpture. Donc je ne donnais pas de nom. Et ce n’était pas évident de faire un objet sans nom. On venait à l’atelier, personne ne comprenait plus très bien où était le déchet de la sculpture et la sculpture comme déchet (…) Et c’est en ça que je dis qu’elle est un acte véritablement manqué. C’est pour cela que ma sculpture est flamboyante parce qu’elle n’a été faite que de ratages à l’égard de la sculpture. »
 

série Les cartons, 1984-92


sac en skaï
, 1991, mousse, 40 x 20 cm
 
Bien que fortement connotés, ces matériaux « pauvres » utilisés ne peuvent être réduits à de simples signifiés producteurs de sens ou d’effet rhétoriques. Et c’est l’une des forces de son travail que de privilégier le signifiant, la réalité plastique des matériaux en tant que telle, en affirmant la primauté de l’expérience sensible sur le seul discours critique ou idéologique. Les créations d’Anita Molinero n’ont pas pour objet une simple prise de conscience écologique face à la pollution industrielle généralisée, illimitée, des terres, des mers et de l’air, pollution lumineuse de la nuit et spatiale en orbite. Ni complainte, ni lamentation. Ni rien de nihiliste dans tout cela, comme si de loin tout s’en allait couler, des coulures de plastique à la Terre elle-même. Comme si la Terre était devenue une planète de plastique, croûte terrestre de polystyrène, coulant dans une marée noire, tel un navire que les rats auraient depuis longtemps quitté et qui sombrerait dans l’obscurité. « Je ne fais pas partie de ces artistes qui sont dans la dénonciation. Étrangement pourtant, je pense être une artiste concernée, très concernée par l’époque contemporaine et je pense que certains enjeux me sont très proches. Mais je crois qu’à un moment donné quand on a réalisé qu’on était tous dans l’immersion, on ne va pas commencer à se mettre à distance morale, en disant voilà la consommation c’est… Ce n’est pas possible pour un artiste, on est trop dedans, on produit trop des objets nous-mêmes, pour reprendre cet itinéraire de la dénonciation. Je connais le monde dans lequel je vis. Je travaille avec les conditions de ce monde là, je ne travaille pas contre, je métaphorise notre période. »
 

Rendez-vous !, 2008, cabines téléphoniques et containers fondus
 
A contrario de la dénonciation et du discours critique, de « l’effet rhétorique » qu’il produit, l’expression de « sculpture de l’effet », utilisée par Anita Molinero pourrait souligner la dimension spectaculaire et sensualiste qui en émane. Le terme d’effet renvoie aux effets spéciaux cinématographiques tels qu’ils furent réinventés au niveau narratif et plastique par le film T2, Terminator 2 : Le Jugement dernier (1991). L’image de synthèse y produit un nouveau régime de la perception, celui d’une pupille dilatée en proie au morphing, celui d’un cyborg protéiforme, créature de chair artificielle, de métal, de cables et de bits. Ainsi cet être hybride est-il caméléon, capable de toutes les métamorphoses, de l’inorganique à l’organique, du métal à l’animal, du solide au liquide. Incidemment, le poly-alliage mimétique du Terminator, lui permettant de changer de morphologie, aussi fictionnel soit-il au XXème siècle est en passe de devenir réalité au XXIème grâce aux dernières avancées en métallurgie AMF : Alliage à Mémoire de Forme. Sans être une artiste pop, ni néo ceci, ni post cela, Anita Molinero ne cache pas son intérêt pour les catégories du trash, du cheap, du junk et du pulp


Sans titre (La rose), 2003, plaques de polystyrène extrudé rose fondues à l'acétone
 
Saisissante et spectaculaire, l’œuvre sculptée d’Anita Molinero propose une expérience sensible et sensorielle emprunte de synesthésie. Les formes, les textures, les volumes se combinent à une grande richesse chromatique inhérente à la nature des matériaux. La couleur est intrinsèque aux objets utilisés : les poubelles peuvent être rouges sang, jaunes fluo, vertes ou bicolores orange et grise. Les polystyrènes sont roses bonbon et brûlés cramoisis ou caramels, les sacs plastiques sont blancs laiteux, les pneus de camion d’un noir profond, les plots de chantier striés, les phares de voiture multicolores et l’odeur du plastique fondu réelle ou imaginaire. La perception du regardeur oscille simultanément entre la figuration de l’objet et l’abstraction générée par l’action du feu. Le regard halluciné, médusé se perd dans les effets d’empilement, d’éclatement, concrétion, plis et replis, pétrification, stratification ou feuilleté. Le toxique et l’onctueux s’entremêlent. Des contraires fusionnent tels que la gourmandise et l’incomestible. Comme dans une tragi-comédie, les sensations se mélangent sans s’exclure les unes les autres. Poupée monstre gonflable extrudée.
 

Sans titre, 2005, poubelles plastiques, structure métal, phares de voiture
 
Quelque chose à la fois de brutal et ludique, de grotesque et excessif se donne à voir, à toucher. Gorges de plastique, courbes généreuses, turgescences, excroissances nous plongent dans un état de stupeur libidinale, macabre ou enfantine, où l’explosion érotique devient indistincte d’une pulsion de mort. Et Anita Molinero d’éclater de rire : « Effectivement, d’un nuage magnifique vient le mal… Tchernobyl… j’en ai pris conscience grâce au nuage. Conscience que le danger pouvait ne pas être vu. Jusque là, on pouvait imaginer que notre ennemi était visible. Il était en face de nous, derrière nous, il nous prenait en traitre, mais il était visible. Et on pouvait en tout cas le contenir dans des territoires. Peu à peu, je me suis aperçu qu’une forme nouvelle apparaissait, toxique, véhiculée par un nuage ; grand symbole artistique et poétique. Enfin un insaisissable qui pour une fois n’était pas mystique. Il y avait de l’invisible qui nous arrivait et qui était complétement bouleversant, qui bouleversait pour moi en tout cas toutes les données artistiques. Il allait falloir se coltiner ça. Je ne savais pas comment. Peu à peu, ça c’est transporté sur les matières, leur dangerosité. Et je me suis rendue compte, qu’en deux, trois ans, mon travail a basculé. Quelque chose nous apparaissait qui allait compliquer beaucoup notre vie. Tchernobyl a renforcé le fait qu’il n’y avait pas de frontière, que le monde était global. Il y avait aussi le fait que celui qui était contaminé pouvait garder son apparence alors que le corps à l’intérieur allait peut-être se défaire. Avec Tchernobyl, plus personne n’était du bon côté. Peut-être y a-t-il une violence et une cruauté dans l’acte artistique pour qu’on se saisisse à ce point des tragédies collectives pour en faire notre travail et notre vie… Je me suis dit, c’est dingue, c’est sidérant, tout est bousculé… Où sont nos ennemis ? Et les menaces politiques avec les Twin Towers ! Où sont-ils, nos ennemis ? Comment sont-ils arrivés là ? Il n’y a pas eu de guerre déclarée. Est-ce que les guerres se déclarent encore – me suis-je dit ? Ce n’est pas sûr. Ces guerres là, elles ne font qu’arriver. C’est de l’occurrence. Elles arrivent. »
 
 
Propos d'Anita Molinero
recueillis dans le cadre de la vidéo "Toxic Dream"
 
Images Haijun Park et droits réservés
Courtesy Galerie Alain Gutharc
TAGS : Anita Molinero, Toxic Dream, L’irremplaçable expérience de l’explosion de Smoby, Galerie Alain Gutharc, Galerie Édouard Manet de Gennevilliers, sculpture, polypropylène extrudé, plastique, pneu, cabane pour enfants, pot d’échappement, poubelle, container
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