Dans
Le talon d'Aphrodite, le créateur de chaussures, Raphael Young raconte :
"Souvent quand le soleil se couche, je commence à dessiner. C’est comme s'il fallait que tout le monde dorme et qu’il y ait le silence pour qu’on fasse nos créations en cachette et que le lendemain matin, on puisse vous les montrer." Le propos n'est pas sans rappeler les histoires d'artisan maître bottier que l'on rencontre dans les contes de fées.
Sous le règne de Louis XIV, en 1697, Charles Perrault publie un recueil de huit contes, intitulé
Histoires ou contes du temps passé. Le pied, la chaussure et les bottes y jouent un rôle narratif prépondérant.
"Le petit Poucet, s'étant approché de l'Ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt. Les bottes étaient fort grandes et fort larges ; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de se rapetisser selon la jambe de celui qui les chaussait; de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui." Perrault narre les aventures d'un
Petit Poucet aux bottes de sept lieues, mais aussi celles d'un
Maître chat ou chat botté, et la plus connue de tous :
"Cendrillon ou la petite pantoufle de verre". On ne connaitra jamais le véritable nom de l'héroïne aux petits pieds. Car Cendrillon n'est qu'un surnom. Humiliée par les haïssables filles de sa belle-mère, Cendrillon est niée dans son identité, et donc dépourvue de nom. La plus détestable de ses demi-sœurs, la nomme
"Cucendron" à lire
"Cul-cendron", les fesses dans les cendres. L'autre l'appelle
"Cendrillon", contraction de
"cendre" et
"souillon". Ce mot valise témoigne de l'engagement de Perrault pour l'écriture et la littérature en tant que telle, c'est à dire la création d'un langage.
La modernité de l'auteur est proverbiale. Perrault est à l'origine de la
querelle des Anciens et des Modernes (1687), l'un des premiers conflits esthétiques de la scène artistique et littéraire. L'une de ses œuvres de jeunesse n'a-t-elle pas d'ailleurs pour titre
"Les Murs de Troie ou l’origine du Burlesque" (1653) ? Dans l'un des suppléments de
Papers on French Seventeenth Century Literature, Yvette Saupé analyse l'auteur des contes de fées comme un écrivain excellant à parodier, dénigrer et travestir la mythologie. Il y déploie une verve satirique et polémique, en juxtaposant les styles, le noble et le vulgaire, le diamant et le fumier.
A malin, malin et demi. Bien avant la
Psychanalyse des contes de fée de Bruno Bettelheim, Balzac le premier, va revisiter le texte de Perrault tout comme Perrault parodiait les auteurs classiques. Dans L'un des volumes des
Études philosophiques -
Sur Catherine de Médicis (1842), Balzac réinterprète à son tour la pantoufle de verre. Bettelheim insiste sur la dimension érotique du pied comme organe et de la chaussure comme revêtement sexuel.
La symbolique du pied et de la chaussure, à la croisée d'Eros et de Thanatos, est fortement ancrée dans la culture populaire comme en témoignent les expressions de volupté et de mort, sensuelles et morbides:
"prendre son pied" et
"les pieds devant". Et que dire de la formule romantique:
"trouver chaussure à son pied"? La logique narrative à l'œuvre dans
la petite pantoufle de verre nécessite d'inverser le propos. Au pays des fées et merveilles, il n'est plus communément question de
"trouver chaussure à son pied" mais bien mieux de
"trouver pied à sa chaussure". Le conte courbe la logique du langage à en tordre la syntaxe. En effet, l'objet de la recherche amoureuse du Prince, n'est plus l'inestimable chaussure de la belle inconnue qu'il possède, fétichise et chérit mais bien le précieux pied qui dans toute sa nudité l'habite. Afin d'épouser sa bien
-aimée, il lui faudra donc, contre toute attente grammaticale:
"trouver pied à sa chaussure". Dans le conte, le pied a sa propre logique que la raison ignore. Dans l'univers imaginaire et fictionnel de Cendrillon, où tout commence mal et finit bien, le pied est la mesure de toute chose. Il en va de même en notre monde. Car c'est le réel tout entier qui est à la mesure du pied conçu comme unité de mesure, de la terre au ciel, de l'être au non-être, des morts aux vivants. L'expression fatale "être six pieds sous terre" en témoigne.
Si l'auteur des bottes magiques a privilégié le verre au cuir, en voici selon Bettelheim la raison : "
Ce n’est sans doute pas par hasard que Perrault a choisi des pantoufles de verre… Un petit réceptacle où une partie du corps peut se glisser et être tenue serrée peut être considéré comme le symbole du vagin. Et s’il est fait d’une matière fragile qui peut se briser si on la force, on pense aussitôt à l’hymen (...)" Mais Balzac va plus loin. Il ne fait pas seulement qu'interpréter. En bon écrivain, démiurge, inventeur de mondes, l'auteur de
La Comédie humaine, lui, réécrit l'histoire de la littérature. Après tout, pourquoi cette histoire
-là, ne serait-elle pas, elle aussi, de la littérature? Selon Balzac, il ne faudrait pas lire :
"Cendrillon ou la petite pantoufle de verre" mais
"Cendrillon ou la petite pantoufle de vair". Parure vestimentaire, le vair définit la fourrure du petit gris, une variété d'écureuil. La pantoufle de verre, transparente, s'apparenterait au bijou, celle de vair, opaque, à l'écrin.
Si Perrault s'amuse avec le surnom de son héroïne, fesses cendrées ou souillon de suie, Balzac, lui se fait maître bottier de la chose littéraire et inventeur-tailleur de la véritable orthographe :
"Aux quinzième et seizième siècles, le commerce de la pelleterie formait une des plus florissantes industries. La difficulté de se procurer les fourrures, qui tirées du Nord exigeaient de longs et périlleux voyages, donnait un prix excessif aux produits de la pelleterie. Alors comme à présent, le prix excessif provoquait la consommation, car la vanité ne connaît pas d'obstacles. En France et dans les autres royaumes, non-seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu'atteste le rôle de l'hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d'éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre."
Le pied est-il moulé dans le verre ou fourré dans le vair ? La polémique reste ouverte, du moins comme querelle littéraire burlesque. L'interprétation balzacienne nous rappelle, au-delà du jeu de mot, que l'ambivalence, la polysémie et le dérèglement des sens et du sens sont au cœur de la littérature.
Alessandro Mercuri
illustrations : Cendrillon
éditions : Fr. Wentzel
lithographie : Ch. Wentzel (1868)
source : Gallica - Bibliothèque nationale de France