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Dans
Le cinéma selon Luc, Luc Moullet raconte à propos de son dernier film,
La terre de la folie (2009) :
"La folie, bien souvent, conduit au meurtre. Je parle de mon cousin qui avait tué le garde champêtre, le maire et la mairesse, parce que le garde champêtre avait déplacé sa chèvre de 10 mètres. Bon, il y a eu trois morts. Mais si je vous raconte cette histoire, cela risque de vous faire rire car c’est tellement aberrant que forcément, cela prend une valeur comique. Je cite souvent l’exemple de l’empereur Caligula, qui était fou, qui avait fait tuer beaucoup de monde et qui avait nommé son cheval proconsul. Le fou c’est d’ailleurs le bouffon qui est là pour faire rire. Et en même temps, le fou, il est souvent meurtrier. Donc les deux vont ensemble. Les crimes sans mobile apparaissent complétement déraisonnés ; c’est donc drôle et en même temps, il y a des morts."
Allergique à tout esprit de sérieux, à mille lieues du grave et du pompeux, Luc Moullet est souvent qualifié d'auteur pince-sans-rire. L'ironie, l'humour noir, le sens de la dérision et de l'absurde, révèlent la singularité de son œuvre. Générique de début, apparait sur fond noir, en lettres capitales, le titre :
LA TERRE DE LA FOLIE
DE LUC MOULLET
Le film sera à l'image du titre : double et équivoque, ambigu et polysémique. La préposition "DE" entre les termes "FOLIE" et "LUC" peut se lire de plusieurs manières. Le "DE" pourrait naturellement signifier
"un film DE Luc Moullet" mais aussi suggérer,
La terre de la folie de Luc Moullet, la sienne, "sa terre de la folie" ou encore "la terre de sa folie". Quand soudain, au même moment, deux coups de feu retentissent. Probablement un fusil de chasse. Néanmoins, le carton noir ne se remplira pas d'éclaboussures rouges sang comme dans un film d'horreur de série B, Y ou Z. Cut.
Debout, devant une étagère remplie d'assiettes de faïence blanches et mauves, le cinéaste, face caméra, confie :
"Je ne suis pas quelqu'un de très normal. Je vis toujours un peu à côté de la réalité." Deuxième plan : on le voit monter une échelle posée en équilibre sur la trappe ouverte d'un grenier. Et d'interpeler le spectateur :
"Venez voir ma filmothèque". Puis quelques instants plus tard :
"Je crois que j'ai été déboussolé par la paranoïa de mon père qui avait milité avec ardeur pour Staline, puis pour Hitler et les néo-nazis d'après guerre et ensuite pour Enver Hodja, Mitterrand et Mao (...) Mon père avait été très perturbé par les comportements des membres de sa famille originaire des Alpes du Sud." Le ton est donné. Le cinéaste se dédouble. Le réalisateur se fait narrateur-auteur-acteur-personnage et nous parle depuis son film. Il s'agira d'un documentaire à la fois intimiste, scientifique et loufoque. Intimiste car le spectateur va être confronté à des témoignages personnels sur des crimes, assassinats de toutes sortes, gratuits ou crapuleux, suicides et tentatives de meurtre. Scientifique car Luc Moullet poursuit une approche ethnologique, géographique et anthropologique du phénomène criminel. Et loufoque car du début jusqu'à la fin, le film présentera une tension entre le tragique et le comique. Le rire n'y est pas seulement un exutoire face au macabre des exécutions. Il constitue la trame sous-jacente des sanglantes histoires contées. Le propre du crime lié à la folie réside en son absence de mobile, de raison et d'explication. L'absurde y ouvre une porte où convergent rire et néant.
L'action se situe dans les Alpes-de-Haute-Provence. Sur une carte du département, Luc Moullet dessine à l'aide d'un élastique une sorte de pentagone de la folie, figure imaginaire de la carte qu'il va soumettre à l'investigation du territoire. Au gré des paysages, des villes, des villages et des témoignages, le spectateur va être confronté à un déluge de violence. Les événements se sont passés aux endroits indiqués. Ne restent que les souvenirs. Si la police élève des cordons de sécurité pour protéger les scènes de crime et ordonne aux curieux :
"circulez, il n'y a rien à voir", le film brille lui aussi, par son absence d'images. Il n'y a rien à voir ou presque. Le crime demeure invisible, le cadre vide, champêtre et pastoral, les paysages apparemment calmes et sereins. La nature, peu à peu, pourtant, en devient inquiétante. Les meurtres ont surgi de paysages déserts comme les morts vivants surgissent dans les films d'horreur de cimetières abandonnés. Ici, l'eau fraiche et les amours bucoliques entre bergers et bergères ont disparu au profit des querelles de voisinage et de territoire, d'une pastorale sanglante. Comme le dit l'un des intervenants du film :
"Un amour ça dure deux à trois ans, une passion six mois, une haine ça peut durer cent ans (...) c'est la haine qui permet de vivre." Et dans ces régions désertes, en l'absence de mobiles, de preuves et de témoins, l'accusation se porte tout naturellement sur la nature, les paysages et la solitude. Le vent rend fou. La terre et la roche, rendent l'homme âpre, brutal et sec. Gilda, la femme fatale aux longs gants noirs satinés, déjà le chantait :
They said that Mother Nature
Was up to her old tricks
That's the story that went around
La Terre de la folie est un film noir minimaliste et conceptuel dont il ne resterait des crimes que les souvenirs et les paysages. Luc Moullet est bien connu pour son penchant à filmer la nature, la roche et les roubines. Le rôle joué par le paysage et la réalité du terroir est une dimension visuelle et narrative unique de son cinéma, comparable seulement aux réalisateurs de westerns à tel point que l'on pourrait dire que les roubines sont à Luc Moullet ce que Monument Valley est à John Ford, non pas seulement un paysage mais l'origine et le lieu symbolique d'une action.
Le réalisateur joue avec les codes du cinéma et le cinéma de genre. Il détourne les codes du reportage d'investigation. Les scènes de reconstitution qui ponctuent les récits de faits divers semblent comme tourner en ridicule l'obsession factuelle et voyeuse du journalisme. Ainsi au cours du film, une tension se crée entre l'ouïe et le regard, entre ce qui nous est raconté et ce qui nous est montré, reconstitué. Déjouant les attentes, quand des témoins, participant au film requièrent l'anonymat, ce sont leurs noms et non leurs visages qui sont floutés. Luc Moullet joue également avec l'aspect volontairement, platement illustratif des images ou scènes visuelles qui viennent soutenir le discours. Etrange carte postale de Provence que cette vision en haut d'une colline surplombant la ville, d'un mannequin en feu, en lieu et place d'une femme qui s'est immolée. Ou encore ce récit de suicide présenté comme dans un programme télévisé de fait divers à sensation. Une voiture file à vive allure au bord d'une falaise. Sortie de virage et saut dans le vide, le tout filmé en caméra subjective depuis l'intérieur du véhicule s'écrasant dans le ravin. La reconstitution n'est pas seulement fictionnelle. Elle fait aussi partie de l'enquête criminelle sous la direction de la police scientifique. Apogée de l'artifice, cette reconstitution est une mise en scène grandeur nature, où le présumé coupable rejoue pour de faux le meurtre tel un acteur qui incarnerait son propre personnage, une fois le crime réellement commis. La reconstitution est un phantasme cinématographique : celui d'un aveu non plus par la parole mais par l'image en action.
La Terre de la folie est un documentaire qui joue à se faire passer pour un reportage. Comme toute œuvre cinématographique, le film questionne son propre moyen d'expression en tant que forme visuelle et narrative. Le cinéma comme fiction repose sur un pacte de confiance tacite et inconscient passé entre le réalisateur et le spectateur. Le rêve ou la fiction cinématographique se doivent d'être vécus comme étant la réalité. Cet accord secret passé dans la salle obscure est connu sous le nom de suspension consentie d'incrédulité. Si
La Terre de la folie n'est pas une fiction présentant des événements imaginaires mais une œuvre documentaire relatant des crimes réels, l'un des aspects les plus troublants du film réside néanmoins dans le questionnement de cette même suspension d'incrédulité. La dimension réelle du documentaire génère des effets de fiction, ceux de croire en des histoires invraisemblables et néanmoins vraies. Écoutons le récit de cet enquêteur de police qui nous décrit une bien macabre découverte, celle d'un sac poubelle lesté, jeté dans le lit d'une rivière :
"Au début les gardiens de la paix n'ont pas prêté très attention car ils ont cru que c'était des membres d'un mannequin qu'on met dans les magasins. Et c'est lorsque je suis intervenu, qu'effectivement je me suis rendu compte que c'était des restes humains." De manière comique, le spectateur se retrouverait presque dans la position du fou malgré lui. Car la folie réside également dans l'impossibilité de distinguer le vrai du faux, le mannequin démembré d'un corps découpé en morceau, le réel de l'irréel. Corneille avait ainsi baptisé sa pièce de théâtre :
L'Illusion comique.
Des témoins directs ou indirects de crimes nous racontent des histoires.
"Raconter des histoires" est une phrase à l'ambivalence bien connue. Le simple fait de relater transforme les faits en histoire. En physique quantique, l'observation influe sur le système observé. Au cinéma, le récit oral influe sur le sens de la fiction.
Il était une fois une histoire vraie, inventée, la vérité ou un mensonge ? Et que penser de cette intervention inattendue du réalisateur au cours du film qui nous explique désolé :
"Ici on a eu une défection au dernier moment. Le témoin prévu a eu peur. Aussi, c'est moi qui vais vous parler. Je vous prie de m'en excuser." ?
La Terre de la folie n'est nullement un faux documentaire ou documenteur, un canular,
hoax ou
fake. Mais le film utilise des ressorts formels en adéquation avec la fiction. Les récits de meurtres sans mobile et par là-même invraisemblables laissent une étrange et dérangeante impression d'irréalité. Ce sentiment en devient hallucinatoire quand nous assistons aux dialogues récurrents entre le réalisateur et une femme atteinte de troubles psychiatriques, victime d'écholalie, une tendance spontanée tel l'écho, à la répétition :
"En Normandie, où il pleut beaucoup, c'est tout vert. Mais ici, il pleut peu. Ce qui pousse le mieux ici ce sont les cailloux. Les gens étaient des paysans pauvres et pour cette raison, ils étaient méfiants, égoïstes et avares parce que c'était nécessaire. Pour tenir le coup, il fallait s'accrocher et se méfier de son voisin..." dit-elle. Puis
bis repetita, la femme répète le propos. Cette pathologie de la répétition se métamorphose en esthétique et comique de la redondance, comme le révèle l'aspect laborieusement illustratif de ces images répétant visuellement ce que l'on vient d'entendre ou des ces scènes reconstituant
ad minima les tragiques événements.
Le mal souffle sur la région. Le vent rend fou. La folie demeure insaisissable comme le vent qui bat la plaine. Le grand invisible frappe jusqu'au cœur du film.
"Au dernier jour du tournage, il y a eu un nouveau drame" nous apprend le réalisateur. La patronne d'un bar vient d'être sauvagement tuée à coup de bouteille par un déséquilibré. L'objet du film, la folie, s'invite et se déverse à l'intérieur du documentaire. Ainsi découvre-t-on, dans une des nombreuses scènes loufoques du film, le réalisateur simuler et reconstituer du haut d'un pont sa propre tentative avortée de suicide. Sur un accord de violon, le mot "Entr'acte" apparaissant sur fond noir succède à cet échec. La folie est contagieuse, contaminante, bien vivante, alive, live,
"en direct" au sein du "documentaire". La folie s'est définitivement rendue maitresse du film. Ultime scène. Sur une crête au sommet d'une montagne, on assiste à une dispute entre époux. La femme du réalisateur reproche à son mari ses partis pris pour expliquer cette folie départementale. Le cinéaste nous expliquait que le nuage de Tchernobyl avait eu un impact criminogène. Antonietta Pizzorno Moullet, rétorque énervée que
"La radiation ne donne pas la folie". Et Luc Moullet de lui répondre
"Non, mais c'est une continuation". Jamais contrée maudite circonscrite dans sa folie n'aura été si hilarante.
On s'y promène comme dans un film de zombies entre inquiétude, terre-ur et fou-rire.
"La folie est souvent liée à l'emprise de la solitude. Parfois il n'y a qu'un habitant au kilomètre carré. On peut donc tuer sans être vu. Et l'impunité, la fréquence des meurtres crée une sorte d'émulation." Personne n'est à l'abri. De la folie ou de la fiction ? Car la terre de la folie se cultive aussi en pot.
"Il y a ici une culture du meurtre et de la folie qui avec l'hérédité peut même affecter certains descendants qui ne sont jamais allés dans les Alpes." F for Fake signait Orson Welles qui en 1955 débutait le tournage d'un documentaire resté inachevé sur l'un des meurtres les plus célèbres du département : la célèbre affaire Dominici dont il est d'ailleurs longuement question dans
La terre de la folie.
F for Fake, peut-être
, mais surtout
F pour Film,
F pour Fiction,
F pour Folie.
Considéré par Jean-Luc Godard et Jean-Marie Straub tel un Courteline revu par Brecht ou comme l'héritier à la fois de Buñuel et de Tati, Luc Moullet pourrait également faire penser à un mélange explosif entre Robert Bresson, Ed Wood et Tex Avery. Paraphrasant Stendhal, on pourrait dire qu'avec
La terre de la folie,
"le cinéma, c'est un miroir que l'on promène le long d'un chemin". Un lapin blanc en retard s'y agrippant. Luc Moullet, adepte de promenades, de montagnes et de randonnées, arpente en ce miroir, l'image inversée mais aussi les angles morts, inaccessibles du paysage et de la psyché.
Alessandro Mercuri
photogrammes :
La terre de la folie